Un passé qui ne passe pas

"Revenir à la révolution chilienne"

Franck Gaudichaud

"Revenir à la révolution chilienne"

Franck Gaudichaud

Que faut-il retenir de la Révolution chilienne ? Quelles leçons en tirer ? Auteur, entre autres, de Découvrir la Révolution chilienne, qui vient de sortir aux Éditions sociales, Franck Gaudichaud est professeur d’histoire et civilisation de l’Amérique latine à l’Université Toulouse Jean Jaurès et militant du Nouveau Parti Anticapitaliste.

RP Dimanche : Lorsque l’on pense au Chili des années 1970, ce qui vient le plus souvent à l’esprit c’est soit l’image d’Allende et d’une possible « voie électorale et pacifique au socialisme », soit l’évocation du terrible coup d’État de Pinochet qui clôt l’expérience gouvernementale de l’Unité Populaire (UP). Dans le titre de ton dernier ouvrage consacré à la période, publié aux Éditions sociales dans la collection « Découvrir », passionnante invitation à (re)parcourir la séquence 1970-1973, tu as opté pour le terme « Révolution chilienne » pour évoquer la période. Pourquoi un tel choix ?

Franck Gaudichaud : Précisément, à cinquante ans du coup d’État, l’idée était de redécouvrir cette expérience en tant que processus révolutionnaire, de montrer à quel point le coup d’État a été en fait l’issue dramatique d’une période de mille jours de mobilisations, de luttes, de débats stratégiques, de création de formes diverses de pouvoir populaire, de capacité de celles et ceux d’en bas à intervenir sur la scène politique, à déplacer les lignes, y compris celles de la gauche parlementaire et du gouvernement Allende. Ces mille jours ont été un moment d’immense politisation comme on peut très bien le voir dans La Bataille du Chili de Patricio Guzmán, un moment de créativité populaire dans les champs artistiques, culturels, médiatiques mais aussi en termes d’organisation pour affronter l’opposition, l’oligarchie, la bourgeoise putschiste et tous les réactionnaires.

Il s’agissait de revenir sur cette joie, ce soulèvement que déclenche l’élection d’Allende. Derrière lui, il y a un mouvement bien plus vaste, alimenté et structuré par des militants politiques, ce que l’historien Peter Winn a appelé « la révolution par en bas ». Au lieu d’en rester aux lunettes noires de Pinochet et à la violence du coup d’État et de la répression contre-révolutionnaire, aux années de dictature, l’idée était de revenir sur la puissance tellurique de ces mobilisations que l’on peut qualifier de révolutionnaires. C’est l’origine du titre « Révolution chilienne », même si d’un point de vue historique strict, il n’y a pas eu de révolution. Il y a un processus révolutionnaire qui n’a pas trouvé d’issue révolutionnaire. Il a été écrasé avant de dépasser les limites et les obstacles de la voie chilienne.

RP Dimanche : Dans Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, (2013), qui est l’une des études les plus complètes sur la période, de même que dans Poder Popular y Cordones industriales. Testimonios sobre el movimiento popular urbano (2004), et à nouveau dans Découvrir la Révolution chilienne, tu soulignes qu’au cours de la période les Cordons industriels ont sans doute été les organismes les plus avancés, en termes programmatiques et émancipateurs, mais que, dans les faits, ils étaient loin d’être des « soviets à la chilienne ». Par-delà la photographie très complète que tu en dresses, pour la région de Santiago, au cours de la séquence 1972-1973 au cours de laquelle ils voient le jour et se construisent, leur dynamique était-elle néanmoins celle de se transformer en un possible pouvoir alternatif, source d’un socialisme « par en bas » ?

Franck Gaudichaud : Sans aucun doute, l’expérience des Cordons industriels est vraiment l’un des trésors essentiels, l’une des formes les plus radicales et achevées de pouvoir populaire et ouvrier de cette période. Les Cordons industriels incarnent une forme de coordination territoriale et de classe des entreprises le long des grandes avenues autour de Santiago, notamment. Ils apparaissent dans une perspective avant tout défensive, face à l’offensive patronale déclenchée en octobre 1972 et au blocage de l’économie par la bourgeoisie et l’interventionnisme états-unien. Les Cordons industriels, c’est aussi une capacité à questionner les limites de la voie légale au socialisme tout en cherchant à déborder et à pousser la coalition de gauche, les partis mais aussi la Centrale unique des travailleurs (CUT), afin de radicaliser les réformes par en haut proposées par Allende et de proposer une perspective de voie chilienne au socialisme revendiquée par les militants ouvriers syndicalistes mobilisés dans ces Cordons industriels.

Ces Cordons étaient effectivement loin d’être des « soviets à la chilienne ». Ils n’ont pas rompu avec l’État. Ils restaient essentiellement dirigés par des membres de l’aile gauche du Parti socialiste d’Allende, mais on y trouvait aussi des militants du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) [1] et des secteurs de la gauche chrétienne et des chrétiens révolutionnaires. La majorité des militants des Cordons industriels ont considéré jusqu’au bout que le gouvernement Allende était « leur gouvernement », que « le camarade Président » était « leur Président », même s’ils le critiquaient en parallèle très durement, notamment dans la fameuse « Lettre des Cordons industriels » du 5 septembre 1973, en partie rédigée par l’aile gauche du Parti socialiste.

Ce document questionne toutes les limites et la politique d’Allende, son refus de s’appuyer sur le pouvoir populaire, son appel à rendre les usines en alliance avec le Général Prats et le ministre communiste Orlando Millas [2]. Allende cherchait à tout va et jusqu’au bout à négocier avec la Démocratie chrétienne pour retrouver un peu d’air, une respiration institutionnelle, et il s’est retrouvé dans une voie sans issue, sans que finalement, à aucun moment, les Cordons industriels, malgré leur radicalité et leur capacité à questionner les limites de la « Voie chilienne » n’aient pu incarner une alternative par en bas qui soit assez large et claire pour dégager une alternative possible face aux menaces de coup d’État et face à une perspective légaliste complètement bloquée dès le début de 1973 et encore plus après le mois de juin 1973 et la tentative de coup d’État du Tancazo [3].

RP Dimanche : Les discussions autour de l’Unité Populaire ont largement débordé le cadre chilien et ont fortement impacté les gauches, notamment en France. Ces débats autour du Chili d’Allende, à propos des différentes « voies au socialisme », ont eu et continuent à avoir, dans un sens, une certaine importance, malgré les grandes différences entre les deux pays, malgré la distance historique avec le processus. Comment interpréter cela ?

Franck Gaudichaud : Pour ma part, je reste convaincu du grand intérêt de revenir vers l’histoire de l’Unité Populaire et du Chili de ces années 1970. C’est un mouvement révolutionnaire qui a encore beaucoup à nous apporter aujourd’hui en termes de réflexion historique mais aussi en termes de réflexion militante, sur les perspectives stratégiques des voies possibles d’émancipation post-capitaliste et anti-impérialiste.

Il faut aussi tirer les leçons de bien d’autres expériences évidemment. On sera bientôt à cinquante ans de l’expérience de la Révolution portugaise, par exemple. Mais le Chili continue de résonner parce que toute une partie de la gauche mondiale s’est identifiée à cette expérience originale, en plein Guerre froide, à quelques encablures de la Révolution cubaine mais aussi de l’impérialisme états-unien. En France notamment, il y a une identification très forte qui s’est faite avec le schéma politique « Parti socialiste-Parti communiste-grande centrale syndicale » qui a semblé résonner, même si c’était une sorte de miroir déformé avec ce qu’il se passait en France pendant ces années 1970. En raison également de la présence d’une gauche révolutionnaire, le MIR, bien que la gauche révolutionnaire française n’était pas guévariste en France, plutôt trotskyste ou maoïste.

Ce schéma a ensuite continué de résonner jusqu’à nos jours du fait de la présence de 9000 exilés politiques chiliens qui ont été accueillis en France. Ils ont continué à y faire de la politique et à animer la solidarité depuis la France et l’Europe. Ils ont ainsi ravivé la mémoire de l’expérience du Chili d’Allende jusqu’à nos jours. D’autre part, le Chili continue de résonner à échelle internationale avec les derniers événements qu’il a connus. Il y a une identification forte malgré la distance géographique et historique avec la force des mobilisations populaires au Chili, avec dans la dernière période la force du mouvement féministe et l’explosion et la révolte de 2019.

RP Dimanche : « L’estallido », la grande explosion qu’a connue le Chili en 2019 et à laquelle tu faisais référence a fait trembler les assises du régime chilien, héritier de la dictature et que les « gouvernements démocratiques » qui se sont succédé au pouvoir après le pas de côté de Pinochet, en 1990, n’avaient pas remis en cause structurellement. Par la suite, après 2021, on a vu un retour en force, sur la scène politique chilienne d’une droite revancharde et nostalgique de la dictature. Comment expliques-tu ce « passé qui ne passe pas » et quels sont les anticorps mémoriels et politiques qu’ont pu forger les mouvements populaires et la gauche révolutionnaire, au Chili, pour conjurer ce spectre ?

Franck Gaudichaud : Une fois de plus, le paradoxe ou le drame chilien, c’est que face à l’explosion et à la capacité d’intervention par en bas des classes populaires qu’on a vu s’exprimer dans des contextes historiques différents et selon des logiques de mobilisation, d’encadrement, de positionnement politique et de politisation bien distinctes en 2019 par rapport aux années 1970, il y a néanmoins écho : en 1973, la contre-révolution et, à partir de 2021, l’appel au retour à l’ordre à partir d’une perspective d’extrême droite nostalgique de la dictature.

Dans le Chili actuel se confirme à nouveau qu’un secteur de la société chilienne reste travaillé par les appels à l’ordre, par un catholicisme ultraconservateur et désormais évangélique, par la nostalgie de la période autoritaire et par une droite profondément anti-communiste. Cette dernière est appuyée par une classe dominante, une bourgeoisie minière, industrielle et commerciale qui est profondément réactionnaire et capable de tout faire pour écraser ceux qui pourraient menacer ses intérêts.

Paradoxalement, l’émergence de José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite qui est arrivé en tête du premier tour des présidentielles, en novembre 2021, et qui a le vent en poupe, est certes l’anticorps et la réponse d’un secteur des dominants mais aussi de certains secteurs des classes moyennes. Y compris au sein des classes populaires, certains sont jusqu’à nos jours travaillés par cet appel à l’ordre et par ces forces réactionnaires et antidémocratiques. Cela a été permis par la grande continuité qu’il y a eu à partir de 1990 entre l’autoritarisme de la dictature et le néolibéralisme en période dite démocratique. Elle a aussi été permise par la mainmise que les vainqueurs de 1973 conservent sur l’économie, les médias et les institutions du Chili actuel. Ils n’entendent pas que soient remis en cause leur richesse et leur contrôle par une jeunesse qui n’a pas connu la dictature et qui est désormais prête à se mobiliser dans des contextes beaucoup moins organisés et structurés que par le passé.

C’est donc d’abord des anticorps réactionnaires qui sont là, dans un contexte où la gauche révolutionnaire est très faible et où la gauche actuelle de gouvernement, en alliance avec le Parti communiste, apparaît comme complètement neutralisée par ses éléments socio-libéraux, par sa minorité au Parlement et par l’absence de capacité à mobiliser une base sociale. Dans une période de pandémie, de crise inflationniste et de reflux des mouvements populaires suite à l’échec du processus constituant en 2022, il y a un défi de reconstruction. Il se pose cette fois-ci par en bas, autour des assemblées territoriales, des syndicats de lutte de classe, de la force extraordinaire du mouvement féministe et des luttes du peuple Mapuche. Cela ouvre une perspective qui revendiquerait l’horizon d’octobre 2019, mais pour aller plus loin. Cette perspective politique pourrait d’ailleurs s’appuyer sur cette « mémoire qui ne passe pas », celle des Cordons industriels et de la démocratisation radicale de l’époque de l’Unité Populaire, en plus d’être post-capitaliste et internationaliste, et désormais également nécessairement écosocialiste ou radicalement écologique.

Propos recueillis par Suzanne Icarie et Jean Baptiste Thomas

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Fondé en 1965, le MIR est la principale organisation de l’extrême gauche chilienne au cours des années d’Unité Populaire. Il maintient une position double de distance et de soutien critique à l’UP, sans pour autant y rentrer. Ses militants ouvriers interviennent au sein des Cordons quant bien même la direction privilégie une intervention territoriale, dans les quartiers populaires des grandes villes, les « poblaciones ». A l’époque, et dans des débats postérieurs, il s’agit pour certains d’une stratégie visant à contourner l’appareil bureaucratique de la CUT, aux mains du PS et du PC, fondamentalement, ou de structures parallèles faisant double emploi avec les Cordons Industriels qui, eux, s’inscrivaient directement sur le territoire productif, à savoir les usines et les entreprises. L’ensemble des notes de bas de page sont de la rédaction.

[2Dans un but d’apaisement avec la droite et le patronat, le « Plan Prats-Millas », du nom des ministres de l’Intérieur et de l’Économie d’Allende avait notamment pour but de modérer certaines des revendications ouvrières, de circonscrire le plus possible les occupations d’usines et les demandes de nationalisation de la part des travailleurs en lutte et de restituer certaines entreprises, temporairement passées sous le contrôle de l’Etat, à leurs anciens propriétaires

[3Le 29 juin 1973, une première tentative de putsch est déjouée, notamment par une mobilisation massive des soutiens de l’UP, en particulier dans les usines et les entreprises
MOTS-CLÉS

[Allende]   /   [Amérique latine]   /   [Gabriel Boric]   /   [assemblée constituante]   /   [Révolution(s)]   /   [Auto-organisation]   /   [Chili]