« War on the woke »

Offensive anti-trans aux États-Unis : entretien avec Enid Brain, militante à Left Voice

Sybil Davis

Offensive anti-trans aux États-Unis : entretien avec Enid Brain, militante à Left Voice

Sybil Davis

Aux États-Unis, l’offensive contre les droits des personnes trans s’intensifie à mesure que la crise économique et politique s’approfondit, Enid Brain, enseignante et militante queer de Left Voice et Bread and Roses à New York, nous livre une analyse marxiste de ce phénomène.

Enid Brain est une enseignante, artiste et militante queer révolutionnaire. Elle est membre de Left Voice et Bread and Roses, organisations sœurs de Révolution Permanente et Du Pain et Des Roses aux États-Unis. Dans cet entretien, elle livre une analyse marxiste dynamique de l’offensive en cours dans son pays contre les droits des personnes trans sur fond de crise économique et politique.

RP Dimanche : Au cours des derniers mois, nous avons assisté à un nombre croissant d’attaques anti-trans aux États-Unis. Peux-tu nous dire ce qu’elles expriment et en quoi elles sont liées à la crise ouverte par la présidence Trump ?

Enid Brain : C’est une question vraiment essentielle. Il y a souvent cette idée que les idées réactionnaires surgissent au hasard ou sont le pur reflet de phénomènes sociaux. Cette logique est souvent mise en avant par les secteurs libéraux du mouvement anti-trans. Selon eux, cette réaction anti-trans se produit parce qu’il y a plus de personnes trans aujourd’hui ou parce que nous sommes plus visibles. Bien sûr, les phénomènes sociaux sont un facteur - et la croissance et la visibilité de l’identité trans ont certainement contribué à accroître l’intérêt des masses pour l’identité trans - mais il y a aussi une composante politique fondamentale à prendre en compte.

Les États-Unis sont en crise : il s’agit à la fois d’une crise d’hégémonie internationale, d’une crise économique qui s’approfondit, d’une crise de la reproduction sociale et d’une crise politique dans laquelle les institutions du régime n’ont jamais été aussi peu approuvées par les masses. Cette crise s’est ouverte en 2008 et a été aggravée par l’ascension de Trump au pouvoir en 2016. Les attaques contre les droits des personnes trans et contre d’autres droits démocratiques doivent être comprises dans ce contexte.

D’une part, on peut analyser ces attaques contre les droits des personnes trans comme un élément de recomposition politique post-Trump. Trump a plongé le Parti républicain et l’ensemble de l’establishment politique dans une crise, puisqu’il a gagné les élections en se présentant comme un opposant à l’establishment, à certains éléments du régime et à certains éléments du néolibéralisme. Ces facteurs, auxquels s’ajoute le fait que la politique étrangère de Trump était très différente de celle des autres présidents, ont mis le Parti républicain dans une situation complexe après 2020.

En effet, Trump est la figure la plus dominante du Parti républicain. C’est en grande partie le leader de sa base. Il a réussi à rassembler de nombreux secteurs disparates du mouvement conservateur au sein du « trumpisme » et il est essentiel pour les Républicains de conserver ces secteurs au sein du Parti afin de reprendre le pouvoir lors des prochaines élections. Toutefois, la contradiction de cette situation est que l’establishment du Parti républicain, les secteurs du capital et une grande partie du régime sont profondément opposés à Trump et aux éléments du trumpisme. Pour eux, il s’agit de reprendre certains éléments du trumpisme et d’essayer de les fusionner avec des politiques républicaines plus classiques afin de faire évoluer le parti au-delà de la figure de Trump.

Un élément clé du « trumpisme sans Trump » est le recours aux questions sociales - ce que nous avons appelé « les nouvelles guerres culturelles ». Elles permettent aux Républicains de se présenter contre « l’establishment » (au sens large) et contre ce que Nancy Fraser appelle le « néolibéralisme progressiste », c’est-à-dire le processus par lequel le néolibéralisme a fait entrer des secteurs opprimés dans le courant dominant en leur faisant quelques concessions limitées. Plutôt que d’avoir à débattre des profondes divergences politiques internes autour de l’économie et de la politique internationale, les Républicains peuvent unifier l’ensemble de leur base et maintenir la base trumpiste dans le parti en se positionnant principalement sur des questions sociales. Cela leur permet de dialoguer avec un mécontentement plus large à l’égard du néolibéralisme.

Le gouverneur de Floride (et candidat républicain à l’élection présidentielle) Ron DeSantis est un exemple révélateur à cet égard, puisqu’il a axé l’ensemble de son profil politique presque exclusivement sur les questions sociales. Les droits des personnes trans occupent ainsi une place prépondérante dans son discours. DeSantis a inventé l’expression « la guerre contre le wokisme [1] » pour décrire son projet politique. Il se présente comme une figure capable de restaurer les « valeurs » américaines face au néolibéralisme progressiste. C’est à ce titre qu’il a déclenché certaines des pires attaques du pays contre les personnes trans, les immigrés, les travailleurs et bien d’autres.

La façon dont ces questions sociales sont traitées sert à masquer les énormes lacunes du reste du programme de DeSantis. Deux exemples : après la faillite de la Silicon Valley Bank, DeSantis a réagi en disant que la banque avait fait faillite parce qu’elle était trop axée sur le « wokisme », occultant complètement les raisons économiques de la faillite de la banque et ses conséquences potentielles. En s’appuyant sur des questions sociales, le candidat DeSantis a pu « répondre » au mécontentement général à l’égard des banques et des entreprises, sans pour autant proposer quoi que ce soit qui puisse résoudre la crise économique. Autre exemple, après qu’il a annoncé le début de sa campagne présidentielle, un journaliste lui a demandé sa position sur la guerre en Ukraine, sujet sur lequel le Parti républicain est profondément divisé. DeSantis a répondu que la première tâche consistait à éliminer « l’idéologie du genre » au sein de l’armée. Une fois de plus, nous voyons comment la politique de la « guerre contre le wokisme » sert à cacher l’absence de solutions (même incomplètes et insuffisantes) de la part de ce secteur du Parti républicain.

L’efficacité de cette stratégie est une question ouverte. Tous les sondages montrent que ces attaques sont impopulaires et que la majorité du pays n’a pas le sentiment qu’il s’agit là de questions centrales. Cependant, ces attaques perdurent et s’intensifient parce qu’elles permettent de mobiliser une base qui, dans le monde hyper-polarisé de la politique américaine, est indispensable pour gagner des élections. Reste à savoir dans quelle mesure la nationalisation de cette politique sera efficace. DeSantis talonne actuellement Trump dans les sondages de manière assez significative et il s’efforce de rendre sa « guerre contre le wokisme » aussi efficace que le trumpisme. Néanmoins, cette politique a eu pour effet de pousser l’ensemble de la situation vers la droite. Trump adopte une position plus dure sur les questions sociales pour tenter d’écarter ses adversaires de droite, tandis que Biden et les Démocrates renoncent à soutenir la communauté trans dans l’espoir de dialoguer avec un secteur du centre qui est influencé par cette politique.

La question du centre est en effet très importante. Compte tenu de la polarisation de l’ensemble du corps électoral, les femmes blanches de la classe moyenne vivant principalement dans les banlieues font partie du dernier groupe « à conquérir » pour les élections,. Les Républicains et les Démocrates s’adressent à ce centre en proposant une politique spécifique autour des écoles, des enfants, des familles et d’un certain nombre d’autres questions qui relèvent du foyer. Le spectre de l’identité trans est utilisé pour dire à ces parents qu’ils perdent le contrôle de leurs enfants, que les écoles sont des « centres d’endoctrinement culturel marxistes », que les droits trans sont « allés trop loin » et qu’ils représentent désormais un danger pour les femmes et les enfants. Bien entendu, tout cela repose sur des mensonges, de la désinformation et des méthodes de « paniques morales ». Mais la logique politique consiste à exploiter le mécontentement que ce secteur éprouve en raison de la dégradation de ses conditions de vie, de la crise de la reproduction sociale et de l’instabilité en général. En le détournant d’une rupture idéologique avec le néolibéralisme, il s’agit de l’amener à croire que le problème réside dans le fait que des secteurs opprimés ont obtenu des concessions.

RP Dimanche : Ces attaques ont commencé pendant l’ère Trump, mais elles se poursuivent et s’intensifient avec Biden. Peux-tu préciser le rôle des Démocrates dans la vague de transphobie institutionnelle en cours ?

EB : Les Démocrates réagissent aux mêmes crises que les Républicains et essaient de courtiser les mêmes électeurs. Mais les Démocrates doivent marcher sur une ligne plus fragile en se présentant toujours comme le « moindre mal » afin de pousser les gens aux urnes et de coopter les mouvements sociaux. Ils ne peuvent donc pas courtiser ces électeurs en se montrant explicitement anti-trans, car cela provoquerait des retombées dans certains secteurs de leur base. Ils se contentent donc, au niveau national, de ne pas parler des attaques contre les droits des personnes trans, si ce n’est en des termes très vagues.

Par exemple, dans son discours annuel devant le Congrès, Joe Biden n’a consacré que neuf secondes aux droits trans, se contentant de dire que les enfants trans méritent « sécurité et dignité », mais sans faire de propositions programmatiques ni prendre d’engagements sur la manière de les garantir. Lors des élections de mi-mandat en 2022, les Démocrates n’ont pratiquement pas mentionné la politique anti-trans qui se répand, et ils n’en ont pas fait une priorité législative au sein de l’actuel Congrès.

Au niveau national, des personnalités de premier plan, dont Barack Obama, ont plutôt tenté d’éloigner le Parti démocrate de « l’excès de wokisme ». Cela correspond aux conclusions politiques de certains secteurs de l’establishment du Parti démocrate après la défaite d’Hillary Clinton en 2016, qu’ils expliquent par une focalisation excessive sur des questions « de niche » telles que les droits trans. L’idée selon laquelle Clinton s’est trop concentrée sur les questions trans et que c’est pour cela qu’elle a perdu est ridicule, mais cette logique est devenue populaire au sein du Parti démocrate. Certains de ses membres essaient de se distancier des questions sociales les plus controversées, et plus particulièrement de celle des droits des personnes trans.

C’est exactement le même schéma que nous avons vu dans la réponse des Démocrates au mouvement Black Lives Matter (BLM). Ils ont commencé par apporter beaucoup de « soutien » - alors même qu’ils supervisaient la répression dans tout le pays - puis se sont transformés en « Parti de BLM » pour remporter les élections.Ils ont ensuite imputé tous les revers électoraux ultérieurs au fait d’avoir trop mis l’accent sur BLM et se sont maintenant transformés en « Parti qui se bat pour un financement accru de la police ». Une fois qu’ils ont coopté et démobilisé le mouvement, ils abandonnent le soutien symbolique et les concessions qu’ils avaient accordées en échange de leur soutien. En effet, le soutien du Parti démocrate aux personnes opprimées est basé sur le gain politique et l’opportunisme, plutôt que sur un engagement réel.

En ce sens, le rôle des Démocrates est de laisser passer ces attaques et d’accompagner l’évolution de la situation vers la droite. En s’opposant à « l’excès de wokisme » (quoi que cela veuille dire), ils laissent libre cours au sentiment que les droits des personnes trans sont « allés trop loin ». En refusant d’aborder cette question au niveau national, ils favorisent finalement le fait que les droits des personnes trans varient considérablement d’un État à un autre. C’est une logique courante aux États-Unis - après tout, le pays a été fondé sur un accord où les droits variaient le plus possible d’un État à l’autre - et les Démocrates espèrent utiliser cette situation pour se présenter comme les sauveurs de la communauté trans.

RP Dimanche : Parallèlement aux attaques anti-trans, nous avons vu les droits reproductifs remis en question et reculer dans un certain nombre d’États républicains. Comment expliquer cette attaque conjointe dans le paysage politique actuel ?

EB : Outre les éléments politiques que j’ai décrits ci-dessus, je pense que la crise de la reproduction sociale est un élément important pour comprendre ces attaques. Le néolibéralisme a plongé les États-Unis dans une crise majeure de la reproduction sociale : les travailleurs doivent travailler plus et plus longtemps, les services sociaux ont été privatisés ou supprimés, et le stress accru des travailleurs a entraîné une augmentation des crises sociales telles que la toxicomanie, le suicide et les fusillades dans les écoles. Cette crise est aiguë et se manifeste dans de nombreux domaines. Qu’il s’agisse de la pénurie persistante de personnel dans les secteurs de la santé et de l’éducation, du faible taux de natalité ou de mariage, ou encore des crises sociales mentionnées précédemment, cette crise globale de la reproduction sociale s’est transformée en un véritable défi pour le capitalisme. C’est particulièrement sensible aux États-Unis, où l’une des principales discussions stratégiques porte sur la manière de s’orienter dans le cadre de la concurrence avec la Chine.

Une conséquence majeure de cette crise est qu’elle a mis à rude épreuve la famille nucléaire, institution vitale de la reproduction sociale capitaliste. À cause des ravages du néolibéralisme, les gens se marient de moins en moins et de plus en plus tard, ont moins d’enfants et luttent pour être présents pour ces enfants autant que leurs parents pouvaient l’être à une époque où un seul parent devait travailler et où les parents travaillaient moins d’heures. Les attaques contre le droit à l’avortement et les droits des personnes trans sont, à mon avis, une tentative de résoudre ce problème - en plus du calcul politique dont j’ai parlé dans la question précédente. La logique veut qu’en augmentant l’intervention de l’État, la famille nucléaire puisse être recentrée en tant que lieu principal de la reproduction capitaliste - et notamment la reproduction idéologique.

La famille et l’école sont historiquement les lieux où l’idéologie du capitalisme est inculquée aux jeunes, mais en raison de l’affaiblissement de ces institutions et du développement d’internet - qui donne aux personnes, y compris les jeunes, un accès sans précédent à l’information - elles sont devenues moins centrales pour ce qui relève, en réalité, de l’endoctrinement des jeunes dans l’idéologie de ce système. Nous voyons donc de plus en plus de jeunes découvrir leur identité, se radicaliser (à gauche comme à droite) autour de questions politiques et remettre davantage en question le capitalisme. Ces tendances sont préoccupantes pour le régime et le capitalisme car elles montrent que l’hégémonie idéologique du capitalisme en général et du néolibéralisme en particulier s’affaiblit, notamment parmi les jeunes - que nous avons vus à l’avant-garde des mouvements sociaux et des luttes ouvrières. La tentative est donc de redonner une place centrale à la famille nucléaire et de donner aux parents plus de contrôle sur leurs enfants, ainsi que de restructurer les programmes scolaires pour qu’ils répondent plus efficacement aux besoins idéologiques du capitalisme.

Nous pouvons donc voir que les attaques contre le droit à l’avortement font partie d’une attaque généralisée contre le droit à disposer de son corps. Celle-ci replace l’État comme acteur principal pour décider de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire de notre corps. Il s’agit d’une intervention plus profonde de l’État dans la vie privée qui est nécessaire - d’un point de vue capitaliste - pour commencer à résoudre la crise actuelle de la reproduction sociale, étant donné que l’État et le capital sont actuellement plus limités dans leur capacité à faire des concessions en raison de la crise. Le financement intégral des services publics, la réduction du temps de travail et tout autre moyen potentiel de résoudre la crise de la reproduction sociale ne sont pas vraiment à la portée du capital à l’heure actuelle. Une plus grande intervention autoritaire de l’État est donc nécessaire pour rétablir et recentrer ces rapports capitalistes fondamentaux.

RP Dimanche : Plus largement, on observe que des secteurs libéraux s’allient à des forces plus réactionnaires de l’extrême droite américaine, comme on l’a vu par exemple en mars à Melbourne lors d’une manifestation de TERF [2] où des saluts nazis ont été observés.

C’est une question très intéressante que je suis actuellement en train d’étudier. L’étrange unité entre des secteurs du soi-disant « féminisme radical » et l’extrême droite (y compris l’extrême droite explicitement fasciste) est un phénomène international qui exige une analyse plus approfondie que celle dont je dispose pour le moment.
Mais ce que je dirais, ce que je pense, c’est qu’il s’agit de la conclusion logique des principaux problèmes théoriques que les marxistes soulèvent depuis des années au sujet du féminisme radical. Le féminisme radical occulte l’État et ignore les classes pour se concentrer uniquement sur les relations entre les hommes et les femmes, qu’il comprend de manière hyper-binaire. Il ne reconnaît pas le rôle que jouent l’État et le capitalisme dans le maintien et l’application du patriarcat et considère plutôt le patriarcat comme une contagion sociale qui vit de manière quelque peu indépendante, dans le cœur et l’esprit des individus. C’est pourquoi il est capable de se méprendre profondément sur l’identité trans, qu’il considère comme un compromis avec le patriarcat et, d’une certaine manière, comme une attaque contre la condition féminine qui doit être défendue.

Cette conclusion bizarre les conduit à adopter des positions de plus en plus réactionnaires sur la question trans et à se jeter dans les bras de l’extrême droite et de l’État. Plutôt que de considérer que l’oppression des femmes et des autres minorités de genre est un élément central et fondamental du système capitaliste, que le patriarcat est renforcé et protégé par le capitalisme, puis institutionnalisé et appliqué par l’État, les féministes radicales conçoivent la lutte contre le patriarcat comme une lutte entre les hommes et les femmes. Dans ce cadre, elles considèrent que les personnes qui passent d’un genre (un point fixe dans leur cadre) à un autre représentent soit une tentative d’infiltration de la condition féminine, soit une tentative d’y échapper. C’est pourquoi ces secteurs considèrent les personnes transféminines comme des « prédateurs » et les personnes transmasculines comme des « victimes ».

Étant donné leurs conclusions sur le caractère soi-disant dangereux de l’identité trans, il est tout à fait logique que le féminisme radical se tourne vers l’État pour protéger les femmes, car il ne perçoit pas en quoi l’État est lui-même un instrument d’oppression des femmes. Ce recours à l’État pour se « protéger » de l’identité trans les place dans une alliance totale avec l’extrême droite qui cherche à utiliser l’État pour réprimer les minorités de toutes sortes et pour imposer sa conception de la « moralité ». Bien sûr, ces secteurs du soi-disant « mouvement critique du genre », ne défendent pas du tout la libération des femmes. Ils sont profondément opportunistes et tentent de construire une alliance plus large contre les personnes trans afin de mettre en œuvre leur programme réactionnaire.

Le fait que ces secteurs aient l’audace de se qualifier de féministes — et que certains secteurs du « mouvement critique du genre » comme Posie Parker aient même commencé à se démarquer de cette appellation — montre la nécessité de l’émergence d’une aile féministe socialiste, qui puisse réellement s’opposer à ces faux-féminismes réactionnaires et démontrer que les personnes trans ne sont pas l’ennemi dans la lutte contre l’oppression de genre. Au contraire, les personnes trans, comme les personnes de tous les genres dans une société capitaliste, sont victimes du patriarcat institutionnalisé qui limite et réprime nos genres, nos sexualités, notre expression personnelle et notre autonomie corporelle afin de nous maintenir dans ce qui est utile, rentable et productif pour le capital.

RP Dimanche : À chaque mois des fiertés, on voit les capitalistes se parer du drapeau arc-en-ciel. Mais cette année, certains d’entre eux ont choisi de ne pas faire de pinkwashing, et certains ont même retiré certains produits « spécial pride » de leurs rayons, comme Target [3] aux États-Unis. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

EB : C’est une question intéressante qui, pour moi, révèle ce que nous, à l’extrême-gauche, dénonçons depuis des années : que le passage au capitalisme arc-en-ciel était purement opportuniste et que cette stratégie serait abandonnée dès qu’elle ne serait plus rentable. Et c’est exactement ce à quoi nous assistons.

Ces entreprises qui se drapent d’arcs-en-ciel lorsque cela peut faire oublier leurs terribles pratiques d’exploitation et qui vendent des produits « LGBT » lorsque c’est rentable, commencent à renoncer dès qu’il y a le moindre retour de bâton de la part de la droite. Cela nous montre que ces entreprises ne seront jamais nos alliées et qu’elles ne sont intéressées à soutenir la communauté LGBT que lorsque c’est lucratif pour elles.

Nos alliés sont en réalité les travailleurs et travailleuses de ces entreprises. Un exemple parfait selon moi est celui de Disney - un des principaux agents capitalistes en Floride - qui a refusé de prendre position contre DeSantis jusqu’à ce que ses travailleurs organisent un débrayage pour forcer l’entreprise à adopter une position plus ferme. Ces travailleurs sont les véritables alliés du mouvement LGBT, et non les entreprises qui font du marketing pour prendre notre argent et masquer les mauvais traitements qu’elles infligent à leurs travailleurs.

RP Dimanche : Ces dernières années, nous avons assisté à l’émergence d’une nouvelle génération politique dans la jeunesse et dans la classe ouvrière, avec des grèves importantes comme par exemple dans les entrepôts d’Amazon. On l’appelle la « Gen-U » pour « Union [4] » . Du point de vue de Left Voice, quelle place cette génération devrait-elle occuper dans la lutte contre la transphobie d’État ?

EB : Je suis ravie que vous posiez cette question, car il est essentiel d’associer le nouveau mouvement syndical au mouvement de défense des droits des personnes trans. La « Gen-U », comme nous avons appelé ce nouveau phénomène de jeunes travailleuses et travailleurs qui revigorent le mouvement syndical, montre que le vieux mythe de la classe ouvrière qui serait composée uniquement d’hommes blancs cis hétérosexuels portant des casques de chantier est un pur mensonge. La classe ouvrière est diverse, composée de personnes racisées et LGBT. Et la Gen-U représente cela, nous avons vu beaucoup de campagnes syndicales (chez Starbucks et ailleurs) menées par des travailleurs LGBT qui se battent, en partie, pour de meilleures conditions pour les travailleurs trans.

Cette nouvelle génération est très consciente du climat politique général et commence à réaliser que les attaques contre les droits démocratiques et la lutte pour de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires ne sont pas déconnectées. Au contraire, elles font partie de la même lutte contre le système qui nous exploite et nous opprime. Alors que ces conclusions sont encore naissantes, le rôle de la gauche dans le moment présent est de se battre pour que ces nouveaux syndicalistes tirent cette conclusion jusqu’au bout : nous devons unir le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux dans une organisation qui nous est propre et qui peut combattre l’ensemble du système capitaliste. Ces travailleurs de la Gen-U peuvent le démontrer au reste du mouvement ouvrier en utilisant leurs syndicats pour combattre les attaques contre les droits des personnes trans par des actions sur leur lieu de travail, en se solidarisant et même en faisant grève pour dénoncer ces lois.

RP Dimanche : Avec Left Voice et son collectif féministe Bread and Roses, vous avez uni vos forces à celles des jeunes transgenres de New York, en particulier lors de la Marche pour la Visibilité Trans du 31 mars.Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette alliance était importante ?

Absolument. NYC Youth for Trans Rights est une nouvelle organisation qui est née suite au meurtre de Brianna Ghey [5] en février 2023. Ces jeunes se sont rencontrés en ligne et via leurs amis et ont décidé qu’ils ne pouvaient pas laisser passer ce meurtre. Ils sont donc sortis de l’école et ont organisé une manifestation. Avec Left Voice et Bread and Roses, nous nous sommes rendus à leur première action, qui était très modeste, et nous avons noué des relations avec les organisateurs, que nous avons développées au fur et à mesure de leurs actions ultérieures. À l’approche de la Journée de la Visibilité Trans, NYC Youth for Trans Rights et nous-mêmes avons considéré qu’il était très important de ne pas laisser passer cette journée, dans le contexte actuel, sans mobilisation. Nous avons donc organisé une marche assez importante - la seule à New York - pour démontrer que nous pouvons et devons construire un mouvement pour les droits des personnes trans indépendant des Démocrates et des ONG.

Il était important pour nous de nous joindre à l’avant-garde de ces jeunes LGBT, car ils ont été les premiers à se défendre contre ces attaques. Ils ont débrayé dans les écoles du pays, organisé des manifestations et agité la défense contre ces attaques bien plus que n’importe quel autre secteur du mouvement LGBT. À l’heure actuelle, le reste du mouvement est vraiment endormi parce qu’il est devenu trop lié aux ONG et au Parti démocrate qui travaillent activement à désorganiser la résistance à ces attaques au profit d’une simple incitation à se rendre aux urnes et à collecter des fonds à des fins électorales. Ces jeunes LGBT montrent les premiers signes d’une voie à suivre pour se défendre contre ces attaques, et nous voulions vraiment nous engager dans cette expérience avec eux.

La logique de l’auto-organisation contre ces attaques est la même que celle que nous avons utilisée lorsque nous avons créé un pôle « de travailleurs de gauche pour les droits des personnes trans ». Nous avons rassemblé un large secteur de la gauche et de nombreux syndicats pour exprimer que nous avons besoin d’une auto-organisation et d’un front uni pour vraiment nous défendre contre les attaques de la droite.

Cependant, avec Left Voice, nous essayons d’aller plus loin dans notre dialogue avec cette avant-garde. Nous pensons que nous devons construire notre propre organisation - un parti de la classe ouvrière qui se bat pour le socialisme - afin d’unir nos luttes et d’organiser non seulement la défense mais aussi l’offensive contre le système qui permet à ces attaques d’émerger. Nous participons à la Marche de Libération Queer de New York en tête du pôle de la gauche et des travailleurs avec des banderoles qui appellent à organiser notre propre parti, car c’est la seule façon de défendre réellement les droits des trans et d’aller plus loin pour gagner la libération queer.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1« the war on woke », ndt

[2Trans - Exclusionary Radical Feminists - féministes radicales, ndt

[3enseigne de grande distribution, ndt

[4« Syndicat », ndt

[5jeune femme trans britannique, ndt
MOTS-CLÉS

[Transidentité]   /   [LGBTphobie]   /   [LGBT]   /   [Transphobie]   /   [LGBTQI]   /   [Du Pain et des Roses]