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Répression du soutien à la Palestine

Interview. Nancy Fraser, virée d’une fac allemande pour avoir soutenu la Palestine

L'université de Cologne a annulé la nomination de la professeure de philosophie de la New School de New York. Nancy Fraser dénonce les procès en antisémitisme qui touchent de nombreuses personnalités juives en Allemagne qui s’engagent contre le génocide à Gaza.

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Interview. Nancy Fraser, virée d'une fac allemande pour avoir soutenu la Palestine

Cette interview est parue le 9 avril dans Neues Deutschland.

Vous venez d’être licenciée d’un poste de professeure invitée à l’ université de Cologne parce que vous avez signé la déclaration Philosophy for Palestine, qui condamne le « génocide en cours » et le « système d’apartheid » d’Israël. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?

J’ai été invitée à Cologne en juillet dernier. J’ai signé la déclaration en novembre. Et alors que celle-ci était en ligne depuis un long moment, j’ai reçu un mail la semaine dernière de la part du professeur Andreas Speer me disant que le recteur avait exprimé des inquiétudes. J’ai pensé que c’était très inapproprié. J’ai été invitée sur la base de mes travaux universitaires, qui n’ont rien à voir avec mon avis sur Israël et la Palestine. Je lui ai répondu en disant qu’il y a de nombreux points de vue sur la question, et qu’il y a beaucoup de souffrance de tous les côtés, y compris pour moi en tant que Juive. Mais j’ai insisté sur le fait qu’il n’y avait aucun désaccord sur l’importance d’avoir des discussions libres, ouvertes et respectueuses, comme l’avait déclaré le recteur. Mes cours magistraux n’ont rien à voir avec Israël et la Palestine. Dans les 24 heures j’ai reçu la réponse du recteur : Puisque je ne voulais pas changer d’opinion, il n’avait donc pas d’autre choix que de me licencier.

Au cours des années vous avez travaillé pour différentes universités allemandes. Est-ce que cela s’était déjà produit auparavant ?

Jamais, mais je ne m’étais pas exposée aussi ouvertement que certains de mes collègues. La situation à Gaza est en ce moment si extrême que j’ai ressenti le besoin de m’exprimer clairement.

Cela fait plusieurs mois qu’il a été révélé qu’un conférencier privé de l’université de Cologne a participé à des réunions nazies secrètes dans le but de planifier la déportation de millions de personnes. L’université a annoncé un “processus d’investigation” à propos de son statut, qui est en cours depuis plusieurs mois. Y a-t-il eu un procédé similaire pour vous ?

Non, il n’y a eu que quelques mails et tout s’est terminé dans les 24 heures. ils disent qu’ils ne s’agissaient pas d’un véritable poste d’enseignant chercheur mais d’un statut « honorifique ». Mais c’est absurde. J’ai été sélectionnée par un groupe de professeurs et si le recteur contrevient à leur choix il s’agit d’une attaque contre la liberté académique. C’est aussi une attaque à l’encontre de la liberté politique. Le message envoyé à tout le monde en Allemagne est que si vous exprimez certaines opinions, vous pouvez perdre votre travail.

N’importe quelle personne ayant des opinions de gauche pourrait être exclue des universités — un rêve pour les politiciens de droite et d’extrême-droite. C’est pourquoi de nombreux universitaires ont protesté, y compris en Allemagne.

Et ce qui est triste c’est que l’Allemagne prétend assumer sa responsabilité envers le peuple Juif en raison de la Shoah. Mais qu’ensuite ces mesures sont dirigées — pas seulement, mais y compris — contre des intellectuels et des artistes juifs. En Allemagne il y a cette vision très limitée selon laquelle il y a les « bons Juifs », qu’on se doit de protéger, et les « mauvais Juifs », qu’on peut réprimer. J’aimerais dire au public allemand : nous sommes tous Juifs, et la responsabilité de l’Allemagne n’équivaut pas au soutien de tout ce que fait l’État d’Israël.

Ce n’est pas le premier cas dans ces derniers mois. Il y a trois autres intellectuels juifs, à savoir Judith Butler, Masha Gessen et Candice Breitz, à qui on a ôté certains prix et dont on a annulé les émissions en raison de leur position sur Gaza…

J’admire particulièrement ces personnes – et je suis fière de me retrouver en leur compagnie, même si ce n’était pas mon intention. Pour les gens qui veulent entraver une discussion ouverte à propos de ce qui se passe en Palestine, nous sommes un obstacle, et peut-être même une menace.

Comment votre histoire personnelle affecte-t-elle vos opinions ?

Je viens d’une famille très assimilée, qui n’était pas vraiment religieuse. Mes grands-parents ont quitté l’Europe au début du XXe siècle, en raison de la montée du fascisme. Déjà au collège je me suis engagée dans le mouvement des droits civiques. À l’époque, Baltimore, la ville où j’ai grandi, était sujette à la ségrégation légale avec les lois Jim Crow. Les Afro-américains ne pouvaient pas manger dans les mêmes restaurants ou nager dans les mêmes piscines. Le combat pour la déségrégation m’a vite attirée. J’ai un itinéraire de vie classique de la génération 68, des droits civiques à la guerre du Vietnam puis au SDS [mouvement des Étudiants pour une Société Démocratique, NdT], jusqu’au féminisme, etc. Je n’ai jamais été particulièrement impliquée avec Israël.

Et qu’est-ce qui a changé ça ?

J’ai passé six mois dans un kibboutz en 1967, juste après la guerre des Six Jours. Il y avait eu un appel pour que des bénévoles aident pour la récolte. Je pensais que les kibboutz avaient quelque chose à voir avec le socialisme, mais j’ai été désillusionnée assez vite, car je m’y suis heurtée à un racisme anti-arabe qui ressemblait beaucoup au racisme envers les Noirs des États-Unis. De l’autre côté de la route il y avait un village arabe, et les enfants de ce village n’avaient pas le droit d’utiliser la piscine du kibboutz. J’ai alors pensé : « Oh mon Dieu, encore ça ? » C’était ma rencontre de près avec Israël. Lorsque je suis retournée aux États-Unis, je me suis jetée dans la diversité des engagements politiques de la New Left, et je ne me suis pas concentrée sur la Palestine.

Aux États-Unis comme en Allemagne, les gouvernements apportent un fort soutien à Israël, bien que la majeure partie de la population en soit critique. Il y a beaucoup de répression dans les universités contre la solidarité avec la Palestine — y compris quand elle vient d’étudiants juifs. Dans quelle mesure les deux pays peuvent-ils être comparés ?

Aux USA nous avons aussi affaire à un maccarthysme pro-israélien. Mais il n’est pas aussi violent car nous avons réussi à mener un débat réellement ouvert sur la question. Auparavant, les voix des Palestiniens et le mouvement de solidarité étaient poussées au silence. Mais maintenant, elles sont entendues et nous avons un débat plus équilibré. J’espère que quelque chose de similaire va se développer en Allemagne. Ici aux USA, nous avons une population juive qui est nombreuse et active politiquement — bien plus nombreuse qu’en Allemagne. Depuis des décennies, les voix juives les plus éminentes étaient strictement pro-israélienne. Mais ces dernières années, des organisations comme Jewish Voice for Peace ou Not in Our Name ont permis aux Juifs de critiquer publiquement l’occupation israélienne. Bernie Sanders est le principal politicien juif des États-Unis. Il a été pendant longtemps un important soutien d’Israël, mais il a changé — beaucoup de monde a changé. Certains pensaient qu’il était trop lent à appeler pour un cessez-le-feu permanent, mais maintenant il l’a fait.

Les forces Pro-Israël comme l’APAIC [American Israel Public Affairs Committee, un lobby pro-Israël, NdT], sont en train de perdre le contrôle du récit. Et maintenant, avec le carnage à Gaza, les voix critiques juives ont été amplifiées. Au contraire, en Allemagne, tout le monde parle des Juifs, mais personne ne parle avec nous.


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