Guerre en Ukraine

Poutine, Lénine et l’autodétermination de l’Ukraine

Nathaniel Flakin 

Poutine, Lénine et l’autodétermination de l’Ukraine

Nathaniel Flakin 

Dans un discours lundi soir, Vladimir Poutine a affirmé que l’Ukraine avait été créée par Lénine, tout en tenant un discours niant la question nationale. A l’inverse du nationalisme grand-russe de Poutine, la politique d’autodétermination de Lénine montre comment le conflit actuel pourrait être résolu.

Lundi soir, le président russe Vladimir Poutine prononçait un discours décousu pour justifier la dernière escalade du conflit en Ukraine et la reconnaissance de l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass. Le principal argument que le chef d’Etat russe a avancé est que la nation ukrainienne n’existe pas. L’Ukraine n’est « pas seulement un pays voisin pour nous », a-t-il déclaré, « c’est une partie inaliénable de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel ».

Comme la bourgeoisie a coutume de le faire, Poutine présente les nations - qui sont nées avec l’époque capitaliste, soit il y a quelques siècles tout au plus - comme existant depuis « des temps immémoriaux ». Sa déclaration sur l’Ukraine n’est pas fondée sur la volonté démocratique des personnes vivant sur le territoire ukrainien mais sur la reprise de mythes anciens. La réponse occidentale au discours de Poutine, telle que celle du New York Times, est tout aussi anhistorique, puisqu’elle projette un État-nation ukrainien au XIXe siècle.

Mais alors, comment Poutine explique-t-il le fait que des dizaines de millions de personnes se considèrent comme une nation si, selon lui, celle-ci n’est rien de plus qu’une composante de la Russie ? Selon Poutine, « l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie ou, pour être plus précis, par la Russie bolchevique et communiste. Ce processus a commencé pratiquement juste après la révolution de 1917, et Lénine et ses associés l’ont fait d’une manière extrêmement brutale pour la Russie - en séparant en coupant ce qui est historiquement une terre russe. »

Avec la révolution d’Octobre 1917, les conseils des travailleurs et des soldats en Russie ont créé un nouveau gouvernement. Ce gouvernement, dirigé par V. I. Lénine, s’est notamment engagé à respecter le principe de l’autodétermination des peuples opprimés. Ce droit a ensuite été inscrit dans la constitution de l’Union soviétique, accordant à chaque République socialiste le droit inconditionnel de faire sécession.

Poutine considère évidemment ce principe démocratique comme étant « pire qu’une erreur », puisqu’il s’oppose à ce qu’il appelle les « principes fondamentaux de l’État ». Et l’on touche effectivement là au nœud du problème et à l’antagonisme irréductible entre les positions du chef du Kremlin et celle du leader bolchévik, puisque quand Poutine aspire à construire un puissant appareil d’État russe pour garantir la domination d’une minorité parasitaire de capitalistes, Lénine, aspirait, lui, à construire le communisme visant, entre autres, la disparition de l’État.

Autodétermination et socialisme

Pour Lénine, le droit à l’autodétermination ne revient pas à multiplier les États-nations. Au contraire : Lénine soutenait que le prolétariat devait s’opposer à toutes les formes d’oppression nationale, de sorte que les prolétaires de tous les pays puissent se réunir dans une union volontaire et sur des bases égalitaires. Une position analogue à celle de Marx lorsque ce dernier affirmait que les travailleurs anglais devaient se battre pour l’indépendance de l’Irlande, afin que les travailleurs anglais et irlandais puissent former une alliance contre la bourgeoisie.

Avant d’être renversé par la révolution, l’empire tsariste avait été une prison des peuples, au sein duquel les « Grands-Russes » (environ la moitié de la population) étaient aux commandes et tous les autres peuples étaient brutalement réprimés. Le nouveau gouvernement issu de la révolution d’Octobre a mis fin à cette situation en déclarant que tous les peuples opprimés pouvaient décider de leur propre sort. Ainsi, les bolcheviks ont par exemple accordé l’indépendance à la Finlande, tout comme ils ont défendu le droit à l’autodétermination de l’Ukraine.

Mais cela ne signifiait pas pour autant que les bolcheviks aspiraient à ce que la Finlande ou l’Ukraine soient dirigées par des gouvernements capitalistes. En parallèle de leur politique en faveur de l’autodétermination des peuples, les bolcheviks ont soutenu les travailleurs finlandais et ukrainiens qui luttaient pour le socialisme. En Finlande, le gouvernement rouge a finalement été vaincu. En Ukraine, en revanche, les conseils ouvriers ont pris le pouvoir et ont formé une union avec la Russie socialiste.

La politique de Lénine se fondait sur l’idée que la classe ouvrière devait se battre contre toute forme d’oppression. Les paysans ukrainiens, longtemps opprimés par les bureaucrates russophones du tsar, aspiraient naturellement à l’indépendance. Les nationalistes bourgeois ont essayé de se présenter comme les représentants naturels de cette aspiration. Mais les bolcheviks en Ukraine ont également repris la demande d’autodétermination et ont appelé à « l’autodétermination de l’Ukraine dans l’intérêt des ouvriers et des paysans ». Cela leur a permis de montrer que l’« autodétermination » mise en avant par les forces bourgeoises ne signifiait rien de plus que la domination des grands propriétaires terriens, des capitalistes et des puissances impérialistes.

Il est évident que Poutine est bien plus proche de Staline, qui a fait revivre le chauvinisme grand-russe en Union soviétique. C’est pourquoi Poutine se contente de déplorer que Staline « n’ait pas formellement révisé les principes de Lénine qui sous-tendent l’Union soviétique » (c’est nous qui soulignons). Ce droit est effectivement resté inscrit dans la constitution mais il a été supprimé dans la pratique par la terreur la plus brutale. Selon la vision de l’histoire de Poutine, le problème était qu’à la fin de l’Union soviétique, les « nationalistes radicaux » pouvaient revendiquer un droit à l’indépendance qui était toujours inscrit dans les livres. Poutine, lui-même « nationaliste radical », nie ce droit démocratique fondamental.

Selon la suite du discours de Poutine, depuis l’indépendance, le peuple ukrainien a souffert d’une série de gouvernements corrompus, les oligarques pillant le pays dans l’intérêt des puissances impérialistes occidentales. Toujours selon lui, le régime actuel nierait les libertés fondamentales et s’inspirerait des nazis. C’est une description exacte du régime ukrainien mais le cynisme de Poutine est extrême car cette critique s’applique également à son propre régime.

Les socialistes aujourd’hui

Que signifie tout cela pour les socialistes d’aujourd’hui ? Premièrement, que nous devrions toujours soutenir le droit des peuples opprimés à l’autodétermination. Mais, comme le pensait déjà Lénine, cela n’a de sens que dans le cadre d’un programme pour mettre fin au capitalisme puisque seule la révolution, en fin de compte, mettra fin à toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

Dans les mains des exploiteurs, la revendication de l’« autodétermination » peut être utilisée et détournée de façon cynique. Par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, alors que les puissances impérialistes se battaient pour se partager le monde, chaque camp prétendait que son seul objectif était de parvenir à la « liberté ». L’impérialisme britannique déclarait défendre l’indépendance de la Belgique et l’impérialisme allemand, quant à lui, ne voulait que « libérer » les peuples soumis au régime tsariste.

Au début de 1918, l’Empire allemand a imposé un traité de paix brutal au jeune gouvernement issu de la révolution russe. Ce traité prévoyait notamment l’occupation allemande de l’Ukraine, dès lors dirigée par un gouvernement fantoche. Naturellement, cette mesure se voyait justifiée comme étant l’expression de l’« autodétermination » et les Allemands trouvèrent des nationalistes bourgeois prêts à gouverner le pays tout en leur étant soumis. Les bolcheviks ont rejeté cette logique et ont plutôt appelé à une véritable autodétermination du peuple ukrainien sur la base de l’expulsion de toutes les troupes étrangères hors du territoire.

Une fois de plus, cet exemple nous montre comment nous pouvons nous orienter dans le scénario géopolitique complexe actuel. Les États-Unis font depuis longtemps pression pour étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, prétendant qu’il s’agit uniquement de respecter les souhaits du peuple ukrainien. Malheureusement, certains socialistes avancent le même argument et finissent par s’aligner sur l’OTAN. Dans une déclaration, le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale (SU-QI) affirme ainsi : « c’est au peuple ukrainien et non au chantage et aux négociations entre grandes puissances de décider de son adhésion ou non à l’OTAN. »

Or, l’OTAN n’est rien d’autre qu’un instrument de chantage des grandes puissances. L’invasion russe de l’Ukraine viole clairement les principes démocratiques de base du peuple ukrainien. Mais le fait de piéger ce dernier dans des alliances militaires impérialistes l’est tout autant. L’autodétermination doit s’appliquer non seulement aux Ukrainiens qui souhaitent l’indépendance vis-à-vis de la Russie, mais aussi à ceux qui ne veulent pas se soumettre au régime tout aussi corrompu de Kiev.

Au cours des trente dernières années, les travailleurs et les classes populaires d’Ukraine ont été exploités par les élites locales corrompues qui pillent le pays dans l’intérêt de leurs alliés étrangers - leurs alliances étant passées de la Russie à l’Occident. L’adhésion à l’OTAN ne fera rien pour mettre fin à la pauvreté du pays et à son régime antidémocratique.

La seule façon de gagner une véritable autodétermination pour l’Ukraine est de rejeter toute intervention étrangère. Cela ne s’applique pas seulement aux mesures militaires mais signifie également qu’il faut nationaliser toutes les propriétés impérialistes en Ukraine et les placer sous le contrôle des travailleurs, afin de briser les chaînes de la dépendance. Seule la classe ouvrière, en se constituant comme une force politique indépendante et hégémonique, peut mettre en œuvre un tel programme.

Dans son discours, Poutine a tenté un trait d’humour. Il a déclaré que Lénine avait accordé l’indépendance à l’Ukraine, et, qu’« aujourd’hui, la ’progéniture reconnaissante’ a renversé les monuments de Lénine en Ukraine, appelant cela la dé-communisation ». Il a poursuivi : « Mais pourquoi s’arrêter à mi-chemin ? Nous sommes prêts à montrer ce qu’une véritable dé-communisation signifierait pour l’Ukraine ». Autrement dit, Poutine aspire à un retour à la Russie prérévolutionnaire : soit à un chauvinisme grand-russe reposant exclusivement sur une force militaire.

Pour les classes populaires, tant en Ukraine qu’en Russie, la politique de Lénine seule offre une porte de sortie. Celle-ci ne consiste pas en une « autodétermination » au service des oligarques et des impérialistes. Le programme de Lénine (par la suite rejeté par Staline) se fixe l’objectif que la classe ouvrière prenne le pouvoir dans chaque pays et que tous les prolétaires forment une union volontaire. Une Ukraine indépendante, socialiste et ouvrière serait un premier pas pour mettre fin au chauvinisme et à la guerre pour toujours.

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