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Justice coloniale

Non-lieu dans l’affaire du chlordécone : la justice couvre un crime sanitaire et colonial

Les deux juges d’instruction du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont rendu le 2 janvier une ordonnance de non-lieu concernant la contamination de la population et des sols de la Martinique et de la Guadeloupe par le chlordécone. Une véritable insulte pour les travailleurs des bananeraies et l’ensemble de la population, victimes d’un scandale sanitaire, politique et colonial.

Julien Anchaing

8 janvier 2023

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Crédits photo : AFP

La décision paraît relever de l’absurde. Alors que les juges d’instruction chargés de l’affaire (Brigitte Jolivet et Fanny Bussac) ont rendu lundi 2 janvier un avis de non-lieu concernant l’information judiciaire ouverte en 2008, les magistrates reconnaissent un « scandale sanitaire ». Un non-lieu honteux qui montre l’impunité des nombreux responsables politiques et patronaux (gouvernement, ministres de la santé, politiques locaux et gros planteurs békés), responsables historiques d’un véritable scandale qui explique aujourd’hui la contamination de près de 90% de la population des Antilles dites « françaises ». Avec ce jugement, ni les ministres de l’Agriculture et de la santé (dont des personnalités comme Xavier Bertrand, Marisol Touraine, Dominique Bussereau, etc.), ni les lobbyistes et gros planteurs békés ne sont inquiétés par cette affaire.

Selon l’AFP, les deux magistrates reconnaissent un « scandale sanitaire », sous la forme d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de Martinique et de Guadeloupe.

Le risque de déni de justice était pourtant déjà pointé depuis la réquisition de non-lieu déposé par le parquet de Paris en novembre dernier, qui indiquait déjà que le procès couvrirait toute responsabilité de l’Etat colonial français. Les associations antillaises qui avaient porté plainte en 2006 pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie d’autrui », « administration de substance nuisible » et « tromperie sur les risques inhérents à l’utilisation des marchandises », dénoncent depuis longtemps des dangers de longue date concernant la molécule de chlordécone, responsable de la contamination de près de 90% de la population antillaise ainsi que des sols et des aliments dans les îles.

Un scandale dont l’Etat et les gros planteurs békés sont responsables

Avec cette décision, les juges cherchent à enterrer un scandale de long terme. Le chlordécone est un pesticide qui a commencé à être commercialisé en 1972 sous le gouvernement de Giscard, avant d’être interdit en France métropolitaine en 1990, tout en continuant d’être utilisé officiellement dans les champs de bananes de Martinique et de Guadeloupe par dérogation ministérielle jusqu’en 1993.

Les dangers de ce pesticide sont pourtant connus de longue date. Dès 1967, des études avaient démontré le caractère dangereux du chlordécone sur la santé. L’OMS a même, dès 1979, classé le pesticide comme cancérogène, mais rien n’a arrêté l’utilisation de celui-ci. L’État français, dans une logique de spécialisation coloniale de la production des Antilles, a continué de produire des bananes en utilisant ce pesticide. Ce pesticide continue encore aujourd’hui de contaminer la population et fragilise l’accès à l’eau courante issue des nappes phréatiques. Il en est de même pour la consommation des production agricoles locales, du fait de l’empoisonnement à long terme des terres pouvant aller de 60 à 700 ans, en fonction des types de sols et sous-sols.

Les conséquences sont pourtant là : risques avérés de naissance prématurée (enquêtes « Timoun » et « Hibiscus » de 2003 à 2008) ou encore le risque plus élevé de cancers de la prostate, qui touche majoritairement les plus pauvres, d’un côté les travailleurs et travailleuses des bananeraies exposés pendant plus de 30 ans à la molécule, et de l’autre les ménages obligés de produire leurs propres aliments pour subvenir à leurs besoins. Les femmes et travailleuses des bananeraies sont aussi, comme l’indiquait une enquête du site Reporterre datant de mai 2022, des victimes de l’exposition au pesticide, alors même que celles-ci ne disposent pas d’une reconnaissance des maladies professionnelles causées par leur travail.

« Un jour que je ramassais des ficelles au pied d’un morne, un avion d’épandage m’a envoyé du chlordécone sur la tête »

L’insulte aux victimes s’accompagne d’une pique aux organisations qui préparent depuis plus de 30 ans maintenant la riposte judiciaire contre les responsables de ce scandale. Non contentes de déclarer le non-lieu, les juges d’instructions attaquent les parties civiles dont « l’intérêt pour l’instruction ne s’est réveillée » qu’il y a deux ans avant de justifier leur décision par une absence de faits et une accumulation de « preuves fragiles ». On le sait et on se doit de le rappeler : les véritables responsables de ce scandale sont les administrateurs coloniaux du gouvernement français ainsi que le grand patronat de l’agriculture bananière. L’Association médicale de sauvegarde de l’environnement et de la santé accuse l’Etat d’avoir prolongé l’autorisation des pesticides jusqu’en 1993, malgré leur toxicité établie, alors que l’UGTG (Union générale des travailleurs de Guadeloupe) accuse les ministres de la santé et de l’agriculture d’avoir menti sous serment. Ajoutez à cela la disparition des archives du ministère sur le sujet d’entre 1972 et 1989 et tous les éléments montrent un scandale d’Etat. Sans oublier les responsabilités du lobby des bananeraies ainsi que d’entreprises comme Laguarigue qui commercialisaient le chlordécone martiniquais jusqu’aux années 80.

La justice française insulte la population antillaise et protège les responsables. Soutien au peuple antillais face à la gestion sanitaire et coloniale catastrophique de l’Etat !

Ce non-lieu constitue une insulte à toute la population antillaise, qui se bat depuis des années pour faire reconnaître ce scandale sanitaire. La justice, couvrant de fait la responsabilité de l’État français, montre une nouvelle fois le caractère colonial de la gestion sanitaire de l’affaire du chlordécone aux Antilles. Des dizaines d’années où l’État a laissé faire, au profit des exploitants locaux et au mépris de la santé et de l’environnement, connaissant très bien le risque dénoncé par les scientifiques depuis plusieurs années. Seule une commission d’enquête indépendante organisée par les victimes de la contamination et des travailleurs des bananeraies pourrait aller vers un véritable traitement de cette affaire et contrer l’impunité des responsables.

Pendant ce temps, la justice française continue à persécuter les syndicalistes, avocats et manifestants ayant participé aux mobilisations de 2021 en Guadeloupe, notamment en transférant les condamnés en Martinique pour éviter des mobilisations de soutien. En décembre dernier, on assistait à l’interpellation d’un membre de l’UGTG et de militants politiques. Une démonstration de plus d’une justice coloniale qui cherche avant tout à défendre les intérêts de l’Etat français dans ses colonies antillaises.

Des appels à manifestation ont d’ores et déjà été lancées pour ce 10 janvier. Face au mépris et à la couverture par la justice de ce crime raciste commis par l’État français, nous soutenons la lutte du peuple antillais pour la reconnaissance de ce scandale sanitaire et la fin de la persécution policière contre ceux qui ont participé aux mobilisations de novembre et décembre 2021 en Guadeloupe et en Martinique.


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