Ce matin-là, tout est possible...

Lefebvre et la fête de la Commune

Christa Wolfe

Lefebvre et la fête de la Commune

Christa Wolfe

Introuvable et sentant le souffre. Voilà les deux caractéristiques de ce classique de la Commune que viennent de republier les éditions La Fabrique. Un voyage dans le temps, vers le présent, pour raconter « la plus grande fête du siècle et des temps modernes »

Pris dans un débat avec l’Internationale Situationniste au moment de sa première publication, en 1965, puisque les « situ » l’accusent de plagiat, l’ouvrage de Henri Lefebvre (1901-1991), marxiste iconoclaste et incontournable au parcours étonnant, reflète les préoccupations des mouvements révolutionnaires des années 1960 : la critique radicale de la dérive d’une Révolution qui échoua piteusement dans le stalinisme, l’invasion du quotidien par la marchandise dans la consommation, la nécessité d’une praxis révolutionnaire – par l’art et dans la vie quotidienne – comme moyen essentiel de la lutte des classes. Ces trois préoccupations tissent l’ouvrage de Lefebvre sur la Commune de Paris, le mouvement révolutionnaire de l’époque trouvant dans la Commune une source et un élan, un moment fondateur.

Reprenant l’énoncé de Engels : « rendre conscientes les tendances inconscientes de la Commune », Lefebvre met en évidence l’intensité révolutionnaire contenue dans la praxis insurrectionnelle et révolutionnaire du peuple parisien. Au jour le jour, une radicalité jusqu’alors insoupçonnée nourrit les décisions et l’organisation de la Commune. Cette praxis « inaugurale », qui ne dure que le temps d’un d’un printemps, vient faire la démonstration en acte qu’un moment révolutionnaire réellement vécu comme tel et assumé par la classe ouvrière est capable d’ouvrir des brèches dans le système d’inertie et de pesanteur de la domination sociale le mieux rodé. La fin tragique des Communards le démontre à sa manière : il ne suffisait pas d’écraser la Commune, il fallait l’anéantir, et barrer aussi fermement que possible les voies que l’expérience révolutionnaire avait ouvertes. Entendre : il fallait fermer la possibilité même que la Commune avait fait surgir. Ce sera le rôle de la IIIème République conservatrice, le rétablissement de l’ordre comme l’annonçait Mac Mahon le 28 mai 1871 : « Aujourd’hui, la lutte est terminée. L’ordre, le travail, la sécurité vont renaître », avant d’être élu Président de la République en 1873, succédant à Adolphe Thiers, le boucher de la Commune. La IIIème République s’est donc construite sur le sang des Communards en publiant, dans les hommes qui l’incarnent, son bulletin de victoire : l’ordre règne à Paris.

L’histoire comme pratique politique

S’il rappelle, au début de son livre, qu’il fait un travail d’historien, Lefebvre souligne immédiatement qu’il s’agit d’une histoire partisane : l’expérience de la Commune donne forme et élan aux perspectives révolutionnaires de la classe exploitée, au-delà de sa durée et du lieu où elle s’éprouve. Rendre conscientes les tendances inconscientes de la Commune, c’est donc, d’une part, ne pas cesser de dire ce qu’a été la Commune en acte et qu’elle n’a pas eu besoin d’énoncer elle-même, puisqu’elle était toute entière dans une praxis révolutionnaire, et, d’autre part, transmettre aux consciences contemporaines son héritage afin qu’elles-mêmes se saisissent de leur part de radicalité latente.

La Commune n’est qu’un moment si on la rapporte à l’échelle du siècle, ou même à celle du mouvement ouvrier. Mais ce moment est une véritable brèche qui torpille justement les échelles de temps : ce qui s’invente dans la fête de la Commune, dans le Paris que se réapproprient les prolétaires, c’est le trou noir par lequel s’effondre le vieux monde, et qui abolit en un acte toutes les pesanteurs et les inerties qui font la domination quotidienne, y compris pour les consciences. Un moment, donc, un événement total pourtant, dans sa singularité assumée, qui vient démontrer qu’une décision collective, qu’un peuple en armes, qu’une volonté révolutionnaire peuvent contrecarrer l’ordinaire de l’exploitation et de la domination. Autrement dit, que la révolution est possible – qu’elle est réelle, même. En faire l’histoire, c’est donc faire revivre cette réalité-là.

Partout l’ordre est à poursuivre, partout l’ordre est à détruire

La singularité du moment et du lieu ont eu aussi un effet sur les consciences révolutionnaires : toute la vie, dans la ville, est devenue pleinement politique. Il s’agit là d’une préoccupation de Lefebvre et des Situationnistes tout ensemble. La vie quotidienne a révélé ce qu’elle contenait de domination et d’exploitation et la ville a montré combien ses monuments racontent et célèbrent toujours la victoire de la classe dominante. La réappropriation de l’espace urbain a impliqué des prises monumentales : la colonne Vendôme en premier lieu.

Cette politisation de l’espace urbain comme espace social traversé par l’histoire et la lutte des classes a également réalisé dans les faits le dépérissement des institutions étatiques et la victoire de la société sur les pouvoirs politiques du gouvernement. La séparation de l’Etat et de la vie sociale, et donc l’aliénation de la société toute entière, s’est trouvée abolie dans la Commune : puissant exemple révolutionnaire d’une dictature du prolétariat qui vient montrer que le stalinisme, s’il est l’issue d’un authentique mouvement révolutionnaire, n’est que le résultat d’une dérive et d’un dévoiement assassin – d’un massacre – des potentialités de la révolution russe. Si la Commune nous enseigne que la révolution est réelle, elle indique aussi ce qui n’est plus la révolution.

Les raisons d’un échec et les promesses d’une victoire

Lefebvre consacre un court chapitre, en conclusion, à la signification de la Commune et aux raisons de son échec. Dans sa signification, la Commune excède les limites de temps et de lieu qui ont été les siennes : l’expérience révolutionnaire, parce qu’elle se saisit de la totalité du vieux monde et de la domination pour lui opposer une praxis nouvelle, déborde ses propres cadres spatio-temporels. En un court instant, quelque chose de radicalement différent est là, défaisant la glaise du vieux monde d’où elle surgit. C’est ce plan de la signification qui peut nous instruire de l’expérience des Communards, c’est-à-dire qui nous permet de saisir ce qui, dans la Commune, excède l’expérience parisienne du printemps 71 : moment fondateur, indique Lefebvre qui cite la lettre de Marx à Kugelmann du 17 avril 1871 : « Quelle que soit l’issue, nous avons obtenu un nouveau point de départ d’une importance universelle ». Moment charnière aussi dans la reconduite de la domination sociale, et pour cette raison, objet hautement inflammable d’interprétation, la Commune devenant au XXème le rivet à partir duquel les programmes politiques se positionnent pour se décliner eux-mêmes : signification de la Commune.

Dans la suite du chapitre, « La Commune pouvait-elle réussir ? », Lefebvre indique plusieurs pistes expliquant l’échec des Communards. La pesanteur des modèles et des références du passé, qu’il qualifie de « passéisme », c’est-à-dire la difficulté de résoudre les problèmes immédiats en l’absence d’un modèle constitué d’expérience révolutionnaire, mais aussi un certain nombre de frilosités et de pratiques légalistes aberrantes, rétrospectivement, à l’instar de cet or de la Banque de France auquel les communards ne toucheront jamais. Mais il y a aussi la guerre avec la Prusse, qui a pesé sur les décisions – même s’il note que l’effet de solidarité du mouvement ouvrier était en mesure d’influencer la situation et de favoriser, comme en 1917 avec les mutineries, la constitution d’un front de classe qui aurait débordé la guerre.

Lefebvre énonce finalement une raison « plus profonde » de l’échec de la Commune, celle de l’état transitoire du capitalisme à la fin du XIXème siècle. La mutation du mode d’accumulation, l’espèce d’indétermination qu’elle produit, ont empêché, selon lui, que la Commune oppose avec toute la solidité nécessaire le communisme dont elle inaugurait la réalité : le capitalisme à l’état labile, insuffisamment constitué encore sous sa nouvelle forme, n’avait pas créé une situation de tension et de contradiction telles que – semble dire Lefebvre – les révolutionnaires y trouvent un point d’appui solide. Cet argument entre en résonance avec le texte de Gramsci sur les états transitoires de la domination : on pourrait dire ainsi, en accentuant l’optimisme de nos volontés révolutionnaires, que dans l’entre-deux-mondes surgissent des monstres – ou bien la Commune.

Crédit : Jacques Tardi
Crédit : Jacques Tardi

Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune - 26 mars 1871 [1965], Paris, éditions La Fabrique, 2018, 434p., 20 euros

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