Sombres perspectives économiques

La fin des « vents arrières favorables » de la mondialisation néolibérale

Juan Chingo

La fin des « vents arrières favorables » de la mondialisation néolibérale

Juan Chingo

Les tendances à l’inflation ne sont pas conjoncturelles, mais correspondent à un déséquilibre et à un changement significatif de l’économie mondiale, qui s’ajoutent à de fortes tensions géopolitiques et les alimentent en retour, jusqu’à des guerres comme celle d’Ukraine.

[Illust. Juan Atacho]

Ce n’est pas une crise conjoncturelle, mais le revers des contre-tendances qui ont permis le cycle néolibéral

La sortie de la crise capitaliste mondiale des années 1970, qui s’est exprimée par la baisse du taux de profit dans les économies des principales puissances impérialistes, n’a pas été le produit d’une forte destruction des forces productives comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression puis de la Seconde Guerre mondiale dans la première moitié du XXe siècle. Elle a été le résultat d’un approfondissement et d’une intensification de ce que Marx appelait dans Le Capital les contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit, qu’il considérait comme la loi principale de la production capitaliste.

En effet, différents éléments avaient permis un redressement du taux de profit et une relance de la production capitaliste après la crise d’accumulation des années 1970. On peut d’abord évoquer la faible tension géopolitique internationale, sous l’égide de l’impérialisme américain dont l’hégémonie s’est renforcée après la fin de la Guerre Froide et la victoire militaire contre l’Irak en 1991. Ensuite, l’extension du capitalisme à des régions où la loi de la valeur ne dominait pas, comme l’ex-URSS, l’Europe de l’Est et surtout la Chine, générant non seulement une expansion du marché, mais aussi une incorporation massive de nouvelles forces de travail. Celle-ci a contribué, sans en être le seul facteur, à l’internationalisation du processus de production capitaliste, qui a créé des chaînes de valeur mondiales qui ont réduit le coût du travail et des marchandises dans le monde entier et entraîné des tendances à la déflation au niveau international. Elle a également permis l’externalisation de la pollution environnementale inhérente à la production capitaliste. Enfin, on a assisté à la privatisation d’entreprises ou de secteurs qui étaient entre les mains de l’État, à la libéralisation des économies les plus arriérées de la périphérie capitaliste et – surtout – à une grande offensive contre toutes les conquêtes du monde du travail.

Les nouveaux phénomènes qui s’accumulent dans l’économie mondiale – dont la hausse de l’inflation est la manifestation la plus visible et sans précédent depuis des décennies – sont loin d’indiquer une crise conjoncturelle liée uniquement à des phénomènes spécifiques comme la guerre ou la pandémie. Au contraire, ils attestent probablement d’un renversement de ces contre-tendances qui ont permis le cycle néolibéral, mais n’ont pas pu résoudre les causes profondes de la stagnation croissante de l’économie capitaliste mondiale dominée depuis des décennies par une baisse de la productivité. Nous sommes d’accord avec l’économiste marxiste Michael Roberts lorsqu’il affirme que « la compression de l’offre n’est pas seulement due aux blocages de la production et des transports, ou à la guerre en Ukraine, mais, à mon avis, surtout à un déclin sous-jacent à long terme de la croissance de la productivité dans les principales économies. »

Il ajoute : « la clé d’une croissance soutenue du PIB réel à long terme est une productivité du travail élevée et croissante. Mais la hausse de la productivité a ralenti pour tendre vers zéro dans les grandes économies depuis plus de deux décennies et en particulier dans la longue dépression qui a suivi 2010. Aux États-Unis, elle est aujourd’hui à son plus bas niveau depuis 40 ans. La crise de la productivité est due à deux facteurs : premièrement, le ralentissement de la hausse de l’investissement dans les secteurs productifs (qui créent de la valeur) par rapport aux secteurs improductifs (comme les marchés financiers, l’immobilier et les dépenses militaires). En pourcentage du PIB, l’investissement productif américain n’a cessé de chuter, qu’il s’agisse de l’investissement privé net ou de l’investissement public. Deuxièmement, ce déclin de l’investissement productif s’explique par la baisse à long terme de la rentabilité de l’investissement productif par rapport à l’investissement dans les actifs financiers et l’immobilier. La rentabilité des investissements dans les principaux secteurs créateurs de valeur est proche des niveaux les plus bas enregistrés après 1945 ».

De leur point de vue, certains économistes bourgeois commencent à voir qu’au-delà de la crise du coût de la vie, des tendances plus de fond sont en jeu. C’est ainsi qu’Agustín Carstens, directeur de la Banque des règlements internationaux, qui fait de facto office de banquier central pour les banques centrales, a expliqué aux banquiers centraux du monde entier comment nous en sommes arrivés là lors de la retraite annuelle qui s’est tenue dans le Wyoming le mois dernier.Nous allons citer longuement le discours qu’il a prononcé lors de cette réunion, car il est très significatif. Il a déclaré :

« Au cours des trois décennies qui ont précédé la pandémie, quatre vents favorables se sont croisés, rendant l’offre globale très dépendante de l’évolution de la demande globale : un environnement géopolitique relativement stable, les progrès technologiques, la mondialisation et une démographie favorable ». Mais derrière ces vents favorables, des fragilités importantes se sont accumulées. Carstens affirme : « les vents favorables du côté de l’offre ont produit un cycle économique différent de celui de l’après-guerre. L’inflation étant faible et stable, la politique monétaire avait moins besoin de se resserrer pendant les phases d’expansion que par le passé [...] La politique budgétaire disposait également d’une plus grande marge de manœuvre, les taux d’intérêt nominaux et réels étant tombés à leurs niveaux les plus bas jamais enregistrés. Mais si les conditions macroéconomiques sont restées bénignes, des lignes de fracture sont apparues. La faible croissance de la productivité était un signe d’alerte important. Dans les économies avancées, elle s’est effondrée pendant la grande crise financière (GCF), la croissance de la productivité a chuté et ne s’est jamais complètement rétablie, s’inscrivant dans un déclin plus long remontant au moins à la fin des années 1990. Dans les économies de marché émergentes, la hausse de la productivité résultant de l’intégration dans les réseaux mondiaux et des réformes structurelles s’est avérée de courte durée. Le ralentissement qui a suivi la crise financière mondiale a été le plus brutal et le plus long de ces trois dernières décennies ».

Le pire est que le réveil est brutal. À propos de la situation actuelle, Carstens déclare : « même si les perturbations spécifiques de l’offre causées par la pandémie et la guerre s’estompent, l’importance des facteurs d’offre pour l’inflation restera probablement élevée. En effet, l’économie mondiale semble être à l’aube d’un changement historique, car bon nombre des vents arrière de l’offre globale qui ont maintenu l’inflation à distance semblent prêts à devenir des vents de face. Si tel est le cas, le regain récent des pressions inflationnistes pourrait s’avérer plus persistante [...] Avant même la guerre en Ukraine, l’environnement politique était de plus en plus tendu et moins favorable au principe de la coopération internationale. Cette réaction reflète en partie [...] le fait que la mondialisation était en perte de vitesse. D’autres facteurs, plus structurels, ont également pesé sur l’intégration du commerce mondial. À mesure que les économies de marché émergentes convergent avec leurs homologues plus riches, l’avantage comparatif sur la base des salaires se réduit. Les progrès de la robotique et des technologies de l’information et de la communication qui diminuent l’importance relative de la main-d’œuvre dans les processus de production pourraient également favoriser la production locale et décourager le commerce mondial des marchandises. Les événements récents pourraient encore accélérer cette tendance. La pandémie a mis en évidence la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales qui privilégient avant tout la réduction des coûts. La guerre en Ukraine a secoué les marchés des matières premières et menacé la sécurité énergétique et alimentaire. Elle a également accéléré le réalignement des alliances géopolitiques. En conséquence, l’accès aux réseaux de production mondiaux et aux marchés financiers internationaux ne peut plus être considéré comme acquis. Une reconfiguration des chaînes de valeur mondiales s’ensuivra.

Certaines de ces évolutions peuvent être justifiées. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’elles seront sans coût. Pendant ce temps, les vents démographiques favorables sont sur le point de s’inverser, et la main-d’œuvre pourrait ne plus être aussi abondante qu’auparavant. La génération du baby-boom prend sa retraite. La pandémie pourrait laisser une empreinte persistante sur la quantité et la qualité des travailleurs. Les taux de participation à la population active restent inférieurs aux niveaux pré-pandémiques dans de nombreux pays, ce qui indique une possible évolution des attitudes à l’égard du travail. La déscolarisation et la perturbation des services de santé courants pendant la pandémie pourraient éroder le capital humain. La mobilité internationale de la main-d’œuvre se heurte également à des obstacles croissants. En outre, alors même que ces vents arrière deviennent des vents contraires, de nouveaux vents de face apparaissent. En particulier, la menace du changement climatique exige une réaffectation de ressources sans précédent, induite par les politiques à mener. Et cela ne fera qu’intensifier les goulets d’étranglement alimentaires et énergétiques induits par la guerre ».

La crise de 2008/2009 avait déjà montré les limites et les vulnérabilités du cycle néolibéral. Mais le soutien économique très important et prolongé des banques centrales et des gouvernements - en particulier en Amérique du Nord, en Europe occidentale et au Japon - a empêché une destruction importante de capital dans les secteurs industriel, financier ou commercial, tandis qu’il y a eu une absence significative de destruction de capital fictif [1]. Au contraire, ce dernier a continué à croître très fortement, grâce aux politiques de « quantitative easing » qui fournissent un flux permanent de liquidités aux banques, en particulier, et aux marchés financiers, en général. Aujourd’hui, toutes ces mesures passées réduisent la marge de manœuvre des politiques interventionnistes des banques centrales, tout en pesant lourd sur une économie mondiale de plus en plus affaiblie, comme nous le verrons dans le point suivant.

Ainsi, si le cycle néolibéral s’était déjà essoufflé depuis la crise de 2008/2009, ces interventions étatiques massives et le rôle de la Chine comme moteur de l’économie mondiale au début de la dernière décennie ont permis que la mondialisation néolibérale se poursuive – même si la perte de soutien politique à ce modèle s’aggravait sérieusement, comme le montre de la façon la plus radicale le trumpisme aux États-Unis (pour citer le nouveau phénomène politique le plus important) et l’accroissement des tensions géopolitiques et protectionnistes ainsi que de la guerre commerciale - avec une croissance en grande partie artificielle grâce à des taux d’intérêt très bas qui a conduit à la crise d’accumulation dans laquelle nous entrons aujourd’hui. Il s’agira d’une longue période qui la verra décliner, ce qui n’exclut pas des reprises partielles ainsi que des crises cycliques plus aiguës, mais dans un cadre d’accélération de la crise, dans laquelle le système capitaliste mondial sera plus vulnérable jusqu’à ce qu’il trouve une issue, même partielle, à l’aggravation de ses contradictions. Celle-ci dépendra en fin de compte de la lutte des classes, comme ce fut le cas avec la victoire du néolibéralisme après la défaite/déviation des processus révolutionnaires de la fin des années 1960 et des années 1970, ainsi qu’avec la restauration capitaliste dans l’ex-URSS, en Europe de l’Est, en Chine et au Vietnam.

Vers une crise d’accumulation potentiellement plus explosive que celle des années 1970

La rapidité de l’évolution des conditions économiques est l’un des éléments surprenants de la précarité de la situation économique actuelle. Chris Marsh, conseiller principal chez Exante Data et ancien économiste au Fonds monétaire international (FMI), a calculé que le prix du pétrole a été multiplié par 14 entre 1973 et 1979. Au cours des 23 derniers mois, il a été multiplié par 18 et, en euros, par 21. Cette année, le prix du gaz a été multiplié par 8, ce qui représente plus de la moitié des augmentations combinées du prix du pétrole dans les années 1970, en moins d’un tiers de temps. Toutefois, le prix réel du pétrole n’a pas encore atteint les sommets de cette période. L’inflation globale est également beaucoup moins généralisée que dans les années 1970. C’est particulièrement vrai pour l’inflation « de base ». Mais cela peut être dû au fait que nous nous trouvons à un stade encore initial du processus inflationniste [2]. Et plus l’inflation est persistante, plus elle risque de se généraliser.

Dans l’immédiat, le risque d’une récession mondiale augmente. Pour la directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Ngozi Okonjo Iweala, « il faut s’attendre à une récession mondiale, pas seulement dans quelques pays » [3]. Les risques formidables du marché financier mondial se sont encore fait sentir au Royaume-Uni, alors que le l’inversion des effets de levier s’accélère au niveau mondial. Pendant ce temps, la hausse du dollar fait des ravages sur toutes les monnaies, pas seulement celles des pays semi-coloniaux. Le yen est à son plus bas niveau depuis 24 ans, l’euro touche son plus bas niveau depuis 20 ans et la livre sterling flirte avec la parité avec le dollar, ce qui ne fait qu’aggraver le fardeau de ses importations, notamment dans un moment où les prix du gaz, du pétrole et des denrées alimentaires sont particulièrement élevés. Pour sa part, le yuan, malgré l’excédent commercial record de la Chine, subit une forte pression à la dépréciation par rapport au dollar étatsunien, ce qui ravive les craintes de fuite des capitaux, au moment où les préoccupations croissantes concernant la dette et l’effet de levier sont de mauvais augure pour la Chine et le reste de l’Asie. Mais comme dans un effet boomerang, la hausse du dollar pourrait également nuire aux bénéfices des entreprises américaines ayant d’importantes activités à l’étranger.

De leur côté, les banques centrales continuent de relever les taux, augmentant le coût des emprunts pour les consommateurs et les entreprises, ce qui poussera les entreprises les plus faibles à la faillite et réduira la demande de manière générale. Compte tenu de ce que nous avons dit précédemment au sujet des changements liés à l’offre, il est douteux qu’elles parviennent à liquider l’inflation, même au risque d’aggraver les tendances dépressives. Cela signifie que les grandes économies pourraient entrer dans une période de stagflation, jamais vue depuis la fin des années 1970, quand les taux d’inflation étaient élevés mais que la production stagnait.

Les effets de la crise frappent déjà durement certaines économies, comme le Royaume-Uni, obligeant la Banque d’Angleterre à intervenir massivement sur le marché obligataire pour contrer le risque d’instabilité financière. Mercredi dernier, un banquier de haut rang basé à Londres, décrivait le moment où il a réalisé qu’il n’y avait pas d’acheteurs pour les obligations d’État britanniques à long terme et déclarait : « À un certain moment ce matin, j’ai craint que ce soit le début de la fin. Ce n’était pas un moment Lehman, mais on en approchait [4]. » C’est que l’annonce d’énormes réductions d’impôts pour les entreprises et les hauts revenus britanniques, dans le but de relancer la croissance économique au prix d’une augmentation de la dette publique, a fait chuter la livre sterling à son taux de change le plus bas jamais enregistré par rapport au dollar américain.

Mais derrière ce risque financier qui a effrayé les banques centrales du monde entier, le problème structurel est que les hausses de taux d’intérêt censées contrer l’inflation signifient la ruine pour de nombreux propriétaires et entreprises. La viabilité de nombreux « business models » britanniques dépend de la faiblesse des taux d’intérêt. Le marché du logement s’est appuyé sur des programmes d’achat-location (le boom d’AirBnB qui a conduit au doublement des prix des logements dans certaines régions), qui ont cessé d’être viables du jour au lendemain. Au cours de l’année prochaine, nous verrons arriver à échéance de nombreux prêts hypothécaires qui ont été fixés à un moment où les taux d’intérêt étaient quasi nuls. Avec les taux de base et les taux hypothécaires prévus par les marchés pour l’année à venir, il faut s’attendre à ce beaucoup d’acquéreurs soient forcés de vendre pour se décharger du poids de leur dette. De nombreux ménages seront confrontés à des remboursements de prêts immobiliers qui auront pour eux un impact financier supérieur à celui du prix de l’électricité. Cette situation concerne, selon les analystes, près de 600 000 ménages dont le taux fixe expire à la fin de l’année et 1,8 million pour lesquels ces taux expirereront l’année prochaine. Mais on pourrait dire la même chose d’autres investissements qui ont en apparence bien fonctionné dans le contexte du cycle précédent (taux zéro, liquidités abondantes et soutien fiable des banques centrales aux marchés), comme les plans de pension, qui se trouvent au bord d’un effondrement face à une forte dévaluation des actifs et à la perspective d’insolvabilités généralisées. Les bulles spéculatives finissent par éclater et un processus de réajustement très perturbateur est inévitable, non seulement au Royaume-Uni mais dans le monde entier, comme nous allons le voir. En Grande-Bretagne, cette situation entraîne des tensions sans précédent entre le parti conservateur et la City de Londres. Signe de la gravité de la situation, le FMI est intervenu, comme en 1976 lorsque le Royaume-Unis était au bord de la faillite, cette fois pour critiquer l’incohérence du plan de la nouvelle Première ministre [5].

Mais au-delà du fait que l’année 2023 s’annonce inquiétante, la situation mondiale pourrait être pire que dans les années 1970, décennie qui a marqué la fin du boom de l’après-guerre, du moins dans les pays centraux. Même à cette époque lointaine d’un point de vue économique, la dette avait peu augmenté et seuls les pays semi-coloniaux avaient connu un lourd endettement. La hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine avait été catastrophique pour eux. Au cours des années suivantes, il y a eu plus d’une centaine de restructurations de dettes. En Amérique latine, cette situation a mené à ce qu’on a appelé la« décennie perdue ».

Aujourd’hui, la dette est devenue colossale. Dans son dernier ouvrage paru récemment, Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI entre 1978 et 1987 et ancien gouverneur de la Banque de France (entre 1987 et 1993 souligne qu’en « 1970, la dette globale s’élevait à 100 % du PIB mondial. En 2020 elle en représentait 250 %, soit une hausse en termes réels de 2,5 fois en cinquante ans. Son montant – de 230 000 milliards de dollars – se répartit en trois composantes : 24 % du total pour les ménages (soit 55 % du PIB mondial) ; 36 % pour les entreprises non financières (soit 83 %) ; 40 % pour la dette publique (soit 92 %). Mais il faut remarquer aussi que la dette globale a perdu considérablement en qualité depuis quelques années. Alors que la part de la dette des entreprises non financières cotées BBB (c’est-à-dire en dernière position parmi les sociétés de bonne qualité dites investment grade) représentait 25 % du marché en Europe et 40 % aux États-Unis en 2011, les chiffres sont aujourd’hui de 50 % dans les deux régions. Ce qui veut dire que la qualité des émetteurs s’est détériorée rapidement en Europe depuis dix ans. La gravité de cette détérioration qualitative de la dette mondiale pèse sur la fragilité du secteur financier : plus la dette augmente, et plus les emprunteurs – dont une partie est surexposée –s’enfoncent dans la dette, plus la probabilité et la gravité des crises à venir s’intensifient [6]. »

En d’autres termes, le retour de l’inflation accroît fortement les vulnérabilités financières. Si, comme à l’époque, les banques centrales décident de relever fortement les taux, cela pourrait déclencher une crise de la dette beaucoup plus importante qu’à l’époque où elle limitée aux pays périphériques. Par exemple, la zone euro pourrait être particulièrement vulnérable. Le nouveau gouvernement italien dirigé par l’extrême droite est dans la ligne de mire, bien que la crise britannique sans précédent lui ait volé la vedette cette semaine.

Pour l’instant, les hausses de taux sont limitées par rapport au durcissement monétaire de la fin des années 1970 : entre 1979 et 1981, la Réserve fédérale a relevé ses taux d’intérêt de 9 points. Mais les banques centrales, qui parient aujourd’hui sur une hausse durable des prix, pourraient durcir fortement leur politique monétaire [7]. C’est du moins le message qu’a fait passer l’actuel président de la Fed lors de la réunion à Jackson Hole et les actions ultérieures le confirment. En septembre et pour la troisième fois consécutive, la Réserve fédérale a relevé de manière spectaculaire le taux des fonds fédéraux de 75 points, soit la plus forte augmentation du taux d’intérêt de référence sur une période de quatre mois depuis le début de 1982. Le taux américain se situe donc dans une fourchette comprise entre 3 % et 3,25 %, ce qui le place à son niveau le plus élevé depuis la crise des subprimes. Comme si cela ne suffisait pas, elle a envoyé un signal fort indiquant que des hausses totalisant 125 points supplémentaires sont attendues pour les deux dernières réunions de politique générale de l’année.

La spécificité de cette crise pourrait être potentiellement explosive. C’est ce dont a averti l’économiste Nouriel Roubini : « Tout porte à croire que la prochaine récession sera marquée par une crise aiguë de la dette dans un contexte de stagflation. En pourcentage du PIB mondial, les niveaux d’endettement privé et public sont beaucoup plus élevés aujourd’hui que par le passé... Dans ces conditions, une normalisation rapide de la politique monétaire et une hausse des taux d’intérêt entraîneront la faillite ou le défaut de paiement de nombreux ménages, sociétés, institutions financières et « gouvernements zombies »très endettés. Les prochaines crises ne seront pas comme celles qui les ont précédées. Dans les années 1970, nous avons connu la stagflation, mais pas de crises massives de la dette, car les niveaux d’endettement étaient faibles. Après 2008, nous avons connu une crise de la dette suivie d’une faible inflation ou d’une déflation, car la crise du crédit avait généré un choc de demande négatif. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des chocs d’offre dans un contexte de niveaux d’endettement beaucoup plus élevés, ce qui implique que nous nous dirigeons vers une combinaison de stagflation à la manière des années 1970 et de crise de la dette à la manière de 2008 – c’est-à-dire une crise de la dette stagflationniste [8]. »

Des conséquences sociales qui s’annoncent terribles

Dans le point précédent, nous avons mentionné comment les pays semi-coloniaux sont l’un des maillons faibles de la future crise stagflationniste. Aujourd’hui, leur dette en devises étrangères représente 25 % de leur dette publique, contre 15 % en 2009. Sans parler de leur dette privée, qui s’élève à 142 % du PIB en 2020, contre seulement 32 % à la fin des années 1970.

Une nouvelle crise de la dette pourrait être le coup de grâce pour nombre d’entre eux, dont les finances publiques sont déjà mises à mal par la pandémie [9]. L’étroitesse de leurs marges s’exprime déjà dans le fait que, fin août, le volume des prêts déboursés par le Fonds monétaire international s’élevait à 140 milliards de dollars dans 44 programmes différents — un record selon le Financial Times. Ce chiffre, qui devrait encore augmenter dans les mois à venir à mesure que les hausses de taux d’intérêt font grimper les coûts d’emprunt, est déjà supérieur au montant de l’endettement à la fin de 2020 et 2021, alors que les niveaux d’endettement avaient atteint des records.

Ces « sauvetages » sont obtenus en échange d’un « équilibre budgétaire » et de la « réduction des dépenses publiques » : une réduction qui touche principalement les dépenses sociales, les subventions aux prix des produits de première nécessité, ainsi que la masse salariale et l’emploi dans le secteur public. La nature réactionnaire de cette pression impérialiste et son caractère inhumain sont visibles dans l’augmentation brutale de la pauvreté qu’elle entraîne, avec un risque croissant de famines. Cela met plus que jamais à l’ordre du jour la mobilisation massive des masses ouvrières et populaires des pays de la périphérie capitaliste, soutenues par le prolétariat international, en particulier les travailleurs des pays impérialistes, pour exiger que leurs gouvernements respectifs annulent la dette.

Mais si les pays semi-coloniaux seront durement touchés par la crise, ils ne seront pas les seuls. La crise risque aussi de frapper fort sur les pays impérialistes, notamment en Europe, comme le montre déjà le cas britannique. C’est ce qu’affirme Thomas Grjebine, l’un des auteurs de L’économie mondiale 2023. Selon cet économiste, depuis 2010, « l’économie mondiale a connu l’endettement le plus important, le plus rapide et le plus synchronisé de ces 50 dernières années ».

«  L’augmentation de la dette publique est un réel danger pour les pays qui empruntent en devises étrangères. C’est le cas de la zone euro car la monnaie européenne est comme une monnaie étrangère pour les pays membres qui empruntent dans une monnaie qu’ils ne contrôlent pas. La fragmentation de la zone euro ne peut pas être exclue [10].  »

Cette situation est particulièrement préoccupante pour les pays du Sud de l’Europe, qui ont des niveaux de dette publique très élevés (200 % du PIB en Grèce, 150 % en Italie, 123 % en Espagne). Dans ces pays, les conséquences sociales risquent d’être dramatiques. Elles ont été illustrées par les récentes déclarations de Guido Crosetto, allié de la future première ministre italienne, Giorgia Meloni, et possible ministre dans un futur gouvernement de coalition de droite, dirigé pour la première fois par l’extrême droite. D’une manière brutale qui a effrayé même ses partenaires de coalition, il a déclaré dans une interview à Avvenire :

« Nous sommes sur le point d’entrer dans une guerre différente, mais monstrueusement impitoyable. Ce sera un automne terrible : la pauvreté va monter en flèche, de nombreuses activités économiques vont fermer… Et si l’Italie veut se sauver, si elle veut vraiment survivre, elle devra combiner toutes les meilleures énergies. Et toutes veut dire toutes. »
En effet, la crise actuelle survient après des années de dégradation des conditions de vie et de travail liée à l’offensive néolibérale, contrairement à la crise des années 1970, où quand le « boom » d’après-guerre avait permis la mise en place d’amortisseurs sociaux bénéficiant à de nombreux travailleurs. Une autre raison est que s’il est vrai qu’il y a eu une spirale inflationniste à cette époque, elle ne s’est pas transformée en crise sociale, puisque grâce à leurs luttes et à un faible niveau de chômage et de précarité, les travailleurs sont parvenus à compenser largement leurs pertes. Ainsi, en France, « le pouvoir d’achat du salaire minimum a augmenté de 130 % entre 1968 et 1983. Dans le même temps, le salaire moyen a augmenté d’environ 50 % [11] ». Ce n’est pas un hasard si l’une des principales décisions de l’offensive néolibérale a été de briser ce cercle, ce qui s’est matérialisé par la désindexation des salaires par rapport aux prix, dans les années 1980. En France, cette mesure a été prise en 1983 par le gouvernement Mitterrand-Mauroy « d’union de la gauche », intégrant quatre ministres PCF.

La peur de la paupérisation revient en Europe, nous rapprochant un peu plus de la condition des exploités à l’époque de l’élaboration du Programme de transition. D’où l’actualité, aujourd’hui, de certaines des revendications qui y sont formulées : « Dans les conditions du capitalisme en décomposition, peut-on lire dans la sous-partie consacrée à l’échelle mobile des salaires et des heures de travail, les masses continuent à vivre la morne vie d’opprimés qui, maintenant plus que jamais, sont menacés d’être jetés dans l’abîme du paupérisme. Elles sont contraintes de défendre leur morceau de pain, même si elles ne peuvent l’augmenter ou l’améliorer. (…) La IVème Internationale déclare une guerre implacable à la politique des capitalistes qui, pour une part considérable, est celle de leurs agents, les réformistes, tendant à faire retomber sur les travailleurs tout le fardeau du militarisme, de la crise, de la désagrégation des systèmes monétaires et de tous les autres maux de l’agonie capitaliste. Elle revendique du travail et une existence digne pour tous. Ni l’inflation monétaire, ni la stabilisation ne peuvent servir de mots d’ordre au prolétariat, car ce sont les deux revers d’une même médaille. Contre la cherté de la vie, qui, au fur et à mesure que la guerre se rapprochera, prendra un caractère de plus en plus débridé, on ne peut lutter qu’avec le mot d’ordre de l’échelle mobile des salaires. Les contrats collectifs doivent assurer l’augmentation automatique des salaires, corrélativement à la montée du prix des articles de consommation ».

Le danger de paupérisation qui pèse sur les classes populaires touche également la classe moyenne inférieure. Ce secteur social se trouve sous pression. Comme le montre une étude de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et de la Fondation Bertelsmann, le risque d’appauvrissement en Allemagne est plus faible pour la tranche supérieure de la société par rapport aux années 1990. En revanche, aujourd’hui, il a augmenté pour la tranche inférieure. Comme le souligne l’hebdomadaire Der Spiegel, « le fait que l’ensemble de la classe moyenne ait diminué de 59 à 53 % par rapport à la population globale entre 1995 et 2018 est presque entièrement dû au déclin de la classe moyenne inférieure ». Et de poursuivre, en citant Dorothée Spannagel, de la Hans-Böckler-Stiftung, fondation proche de la DGB, confédération syndicale liée aux sociaux-démocrates : « il existe encore une classe moyenne importante et stable mais elle s’effiloche à son extrémité inférieure. Le sentiment qui prévalait autrefois, à savoir qu’avec une bonne formation professionnelle, vous aviez un moyen de subsistance sûr et pouviez peut-être, à terme, devenir propriétaire de votre logement, s’est complètement volatilisé. Les personnes qui se trouvent dans le segment inférieur de la population ont compris que même si l’économie tourne à plein régime et qu’elles travaillent dur, elles ne progressent pas. Un sentiment qui se manifeste souvent par une peur diffuse du déclassement et l’inflation galopante agit comme un accélérateur ».

L’ensemble de ces éléments est le symptôme que nous entrons dans une époque chaotique accompagnée de changements structurels qui risquent d’aggraver qualitativement les conditions de vie et de travail des exploités et qui, parallèlement, peuvent entraîner des tournants dans la lutte de classe. Ceci repose sur une forte division et fragmentation du marché du travail, sous-produit du caractère « dualisant » de l’offensive néolibérale, ainsi que sur une fuite de la classe moyenne vers la méritocratie et l’effort individuel de façon à échapper au risque de déclassement qui a durement frappé les secteurs les plus exposés du monde du travail (une idéologie qui s’est également diffusée au sein du prolétariat). Objectivement, le caractère inflationniste de la crise, qui s’exprime par la dévaluation des salaires, le renchérissement du coût de la vie et l’expropriation croissante de l’épargne de la petite bourgeoisie tend à unifier potentiellement les secteurs inférieurs et supérieurs de la classe ouvrière qui bénéficieraient tous d’une augmentation salariale d’urgence ainsi que de la mise en place de l’échelle mobile des salaires.

Aujourd’hui, alors les multinationales qui réalisent des profits records se refusent d’accorder le moindre réajustement salarial en accordant, tout au plus, des « bonus » et des augmentations inférieures à l’inflation, cette lutte n’est pas seulement une lutte distributive de plus. Si elle devait se généraliser, elle prendrait un caractère politique d’affrontement avec l’ensemble de la classe capitaliste, ses États et les gouvernements en place.

Dans ce contexte, plus que jamais, une politique audacieuse est nécessaire pour briser le poids conservateur des différents secteurs de la bureaucratie syndicale, qui, comme au début de l’offensive néolibérale, prennent une part active aux attaques, comme c’est le cas de la CFDT, ou, pour les secteurs plus contestataires, se relocalisent sous pression de leur base et mènent quelques actions, mais sans rompre la logique de conciliation de classe qui les unit au régime bourgeois.

Dans ce cadre, seule une tactique d’interpellation et de front unique avec les organisations ouvrières pour qu’elles appellent à la lutte, en même temps qu’une politique active au sein des syndicats pour les arracher des mains de leurs bureaucraties tout en développant les tendances à l’auto-organisation de tous les exploités, syndiqués ou non, peut offrir une perspective aux secteurs appauvris des classes moyennes et les empêcher d’être gagnés par l’impasse que représente l’extrême droite qui fait des immigrés les boucs émissaires de la crise. C’est en ce sens, également, qu’il est urgent de s’atteler à la construction de partis révolutionnaires ayant une claire orientation stratégique et programmatique. Face à la crise et à l’offensive redoublée du capital, les solutions néo-réformistes qui n’ont pour horizon que des réformes cosmétiques du capitalisme (alors que celui-ci n’est pas en mesure de proposer quoi que ce soit et accélère le déclin) sont utopiques. Qui plus est, elles désarment le prolétariat face aux luttes réelles à mener. Il s’agit donc, tendanciellement, d’une question de vie ou de mort.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Lors de la crise financière de 2008/09, les investisseurs ont subi une destruction de capital de quelque 9 000 milliards de dollars. Mais les pertes subies par les investisseurs sur les actions et les obligations hypothécaires ont été atténuées par une reprise impressionnante de la dette publique de l’OCDE.

[2Par exemple, l’augmentation annuelle de 14 % des prix à la production non énergétique en Allemagne est frappante. Les biens intermédiaires ont augmenté de 17,5 %, principalement en raison de la hausse des coûts des métaux. Il convient de noter que les prix à la production sont des indicateurs précoces de l’inflation future, qui est mesurée sur la base des prix à la consommation. L’autre catégorie à l’origine de l’inflation est celle des prix des denrées alimentaires, qui ont augmenté de 22 %.

[3« Une récession mondiale se profile », Les Echos, 28/9/2022.

[4“Britain’salmost-Lehman moment”, Financial Times, 29/09/2022.

[5L’article a été rédigé et publié en espagnol avant la démission de Liz Truss [NdT].

[6Jacques de Larosière, En finir avec le règne de l’illusion financière, Paris, Odile Jacob, 2022.

[7Le discours de Powell à Jackson Hole a été bref et énergique. Sans mâcher ses mots, il a déclaré : « Le rétablissement de la stabilité des prix prendra un certain temps et nécessitera d’utiliser nos outils avec force pour mieux équilibrer l’offre et la demande. La réduction de l’inflation nécessitera probablement une période prolongée de croissance inférieure à la tendance... Si la hausse des taux d’intérêts, le ralentissement de la croissance et l’assouplissement des conditions du marché du travail réduiront l’inflation, ils seront également douloureux pour les ménages et les entreprises. Ce sont les coûts malheureux de la réduction de l’inflation. Mais ne pas rétablir la stabilité des prix signifierait beaucoup plus de douleur ». Le président de la Fed a ainsi fait preuve d’une volonté déflationniste sans compromis, imitant Paul Volcker selon certains analystes.

[8« Una crisis de deuda estanflacionaria al acecho »,Project Syndicate, 29/06/2022.

[9Une étude publiée la semaine dernière prévient que 55 des pays les plus pauvres du monde devront rembourser 436 milliards de dollars de dettes entre 2022 et 2028, dont quelque 61 milliards de dollars cette année et en 2023, et près de 70 milliards de dollars en 2024. Source : https://www.v-20.org/resources/publications/v20-debt-review

[10« L’économie mondiale au bord du précipice », Les Echos, 7/9/2022.

[11Selon Thomas Gjrebine, art. cit.
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