Ce que cachent les sondages

L’étrange popularité de Bolsonaro

André Barbieri

Gabriel Girão

L’étrange popularité de Bolsonaro

André Barbieri

Gabriel Girão

Les derniers sondages montrent une hausse de la popularité du président brésilien, l’ultra-conservateur, raciste, climato-sceptique et homophobe Jair Bolsonaro. Mais la tendance n’est pas uniforme et cache un certain nombre de contradictions. C’est ce qu’analysent André Barbieri et Gabriel Girão, membres du comité de rédaction de Esquerda Diário.

Rebond

Alors que Bolsonaro a connu une chute de popularité et un début de rejet, il y a quelques mois, au début de la pandémie, les derniers sondages montrent le phénomène inverse. Selon le cabinet Datafolha, les pourcentages de personnes qui jugeaient « bonne » ou « excellente » la gestion du gouvernement était de 37 % au mois d’août, contre 32 % au mois de juin. À l’inverse, la proportion de ceux qui évaluaient sa gestion comme « mauvaise » ou « très mauvaise » avait baissé de 44 % à 34 %.

Pourtant, l’enquête la plus récente du cabinet DataPoder360, réalisée entre le 31 août et le 2 septembre, montre d’ores et déjà les limites de la hausse de popularité du président brésilien. Les résultats sont semblables, mais on peut déceler quelques tendances contradictoires. Ainsi, parmi les secteurs sans revenus fixes, ou parmi la population du Nord-est (deux secteurs importants qui bénéficient du programme d’aides d’urgence mis en place par l’exécutif fédéral), le soutien au gouvernement est tombé de 6 et 8 % respectivement. Alors que le programme d’allocations d’urgence du gouvernement suite à la pandémie est fondamental pour la recomposition de sa popularité, la réduction de moitié de ces aides, prévue dans les prochains mois, peut ouvrir une brèche importante.

Il faut rappeler que le phénomène de rejet de Bolsonaro continue à être l’un des plus importants, à l’égard d’un président élu, depuis l’époque de Fernando Collor au début des années 1990 [1]. L’incapacité de la bourgeoisie à trouver un gouvernement stable est un trait de la crise organique, ou crise de l’autorité de l’État, selon Gramsci. Cette même situation de crise organique inclut comme hypothèse celle d’un équilibre instable. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que Bolsonaro peut connaître des moments favorables mais également qu’il ne réussit pas à répondre au dilemme qui caractérise la situation brésilienne : ne jamais revenir au « vieux modèle » de la « Nouvelle République » mise en place à la suite de la fin de la dictature, mais sans être capable non plus de réformer de fond en comble le régime actuel.

Il y a un changement dans la base sociale du président Bolsonaro. Au départ, ce soutien se trouvait parmi les secteurs de classe moyenne supérieure qui ont soutenu l’opération Lava Jato de Sérgio Moro [2] et son discours anti-corruption – qui est resté au stade de discours – et qui a été à l’origine du coup d’Etat institutionnel de 2016. Ce secteur social inclut principalement des hommes blancs du Sud, du Sud-est et du Centre-ouest, en plus de secteurs précaires de la classe ouvrière, souvent liés aux églises évangéliques, pentecôtistes et néopentecôtistes.

Aux origines de ces bons sondages

Ce que démontrent les sondages est que le soutien à Bolsonaro faiblit dans le secteur de classe moyenne et qu’il se consolide en revanche chez les pauvres des villes et les secteurs les plus précaires, ceux précisément qui ont bénéficié dans les années 2000 des programmes d’assistance de Lula et des gouvernements du Parti des Travailleurs. C’est dans la région du Nord-est, bastion traditionnellement luliste et du PT, là où l’actuel président a enregistré ses plus mauvais scores en 2018, qu’il a gagné le plus de soutien. Cela est dû notamment aux allocations d’urgence qui, au mois d’avril, s’élevaient à 600 reais, soit un peu moins de 100 euros. Mais c’est toujours dans cette région qu’on a constaté la baisse de 8 % aux sondages d’il y a deux semaines, c’est-à-dire de 48 % à 40 %.

Au Brésil, 65,2 millions d’habitants perçoivent l’allocation d’urgence, soit une population bien plus nombreuse que celles et ceux employés dans le secteur formel. Plus généralement, la quantité de personnes qui reçoit une aide de l’État fédéral a été multipliée par quatre entre 2019 et 2020 : elle est passée de 20,57 millions à 85,29 millions, soit de 10,8 % de la population à 44,8 %.

Le Nord-est est la région avec le plus de bénéficiaires et celle avec le plus grand budget accordé aux aides : plus de 50 % de la population des neuf États du Nord-est reçoit une aide de l’État. Le programme d’urgence actuel est le programme d’allocations le plus ambitieux de l’histoire du Brésil, avec une dépense de 50 000 millions de reais par mois, soit presque 8 000 millions d’euros.

Daniel Duque, économiste et chercheur à la Fondation Getúlio Vargas, montre que l’aide d’urgence a contribué à réduire la pauvreté au Brésil, qui est passée de 25,6 % de la population en 2019, à 21,7 % en 2020, ainsi que l’extrême pauvreté, qui est passée de 8,8 % à 3,3 %. Il s’agit du taux de pauvreté le plus bas des quarante dernières années.

De telles données permettent de comprendre alors les raisons du renforcement du régime bolsonariste. En effet, Bolsonaro n’a pas réussi à trouver un second souffle à partir de politiques réactionnaires d’extrême droite, mais à partir de politiques d’assistance, en grande partie inspirées du lulisme. Un tel pari – substituer les programmes lulistes par des programmes « bolsonaristes » – n’est pas sans risques. Il s’agit de convaincre les secteurs les plus précaires qu’afin de continuer à bénéficier des allocations, il faut soutenir le programme économique ultra-libéral contre les fonctionnaires ou contre les travailleurs du secteur formel. Diviser pour mieux régner.

En cela, le programme d’allocations de Bolsonaro est différent des versions de ses prédécesseurs. Il s’agit d’une politique économique ultra-libérale d’ajustements, de privatisations, de précarisation, de chômage, etc., une « populisme assistencialiste » d’extrême droite, pourrait-on dire.

Ceci implique que la recomposition du régime ne s’appuie pas dans l’immédiat sur un virage à droite de sa base sociale, qui dépend des aides de l’État face au chômage. La possibilité que l’extrême droite consolide son assise dans les secteurs populaires reste ouverte. Même un intellectuel organique du PT comme André Singer admet que si un programme tel que Renda Brasil [3] s’inscrit sur la durée, Bolsonaro pourrait réussir à garantir un soutien stable dans les anciennes bases du PT et de Lula.

Le politologue Juan Elman insiste aussi sur la tendance des classes dominantes brésiliennes à s’appuyer sur les politiques d’assistance sociale dans divers cycles de domination. C’est pour cela que la « drogue » des allocations n’est pas l’apanage des gouvernements PT. Afin d’obtenir un soutien stable, l’extrême droite suit une voie semblable.

Quelle que soit la nouvelle architecture du gouvernement, il est certain que Bolsonaro a emprunté un nouveau cours. Il a compris ce que disaient les sondages et il fera tout son possible afin de maintenir sa nouvelle popularité chez les plus pauvres. Pour cela, il a besoin de faire que Renda Brasil remplace avec succès l’aide d’urgence après les élections. On peut dire que les ultra-libéraux ont pris du goût à la popularité à travers la dépense d’argent public.

Des limites matérielles au populisme de Bolsonaro ?

L’enjeu pour Bolsonaro est d’être sûr de trouver les conditions financières pour mettre en place Renda Brasil. Le PT a créé toute une série d’allocations, telles que Bolsa Familia, Farmacia Popular, le BPC, le ProUni et le FIES, ce qui lui a permis de devenir une force politique hégémonique dans le Nord-est. Dans les années 2000, lorsque ces mesure sont prises, elles n’étaient possibles que grâce à la croissance économique brésilienne basée sur les prix élevés des matières premières, les exportations vers la Chine et les investissements étrangers.

En partant de El marxismo de Gramsci de Juan Dal Maso, on peut dire qu’il existe une relation étroite entre l’expansion et la contraction des mécanismes de l’État élargi en Amérique latine et la conjoncture économique internationale, dans une sorte de « précarité de la condition occidentale de l’Amérique latine ». Autrement dit, la caractéristique de l’État élargi en Amérique latine est sa dépendance vis-à-vis d’une situation économique internationale qui favorise les politiques sociales et économiques qui élargissent le soutien gouvernemental.

Les politiques d’État s’étendent lorsque les conditions économiques sont favorables, comme dans le cas du Brésil et de son insertion dépendante dans l’économie mondiale. Dans de telles situations, il y a de meilleures conditions pour des politiques publiques qui cherchent un consensus sur la base d’un accès à la consommation et à des services publics. Dans des périodes de crise, la tendance est à la contraction des politiques publiques.

Mais la conjoncture économique actuelle n’a rien à voir avec certaines situations du passé. La séquence des années 2000 s’est inversée. La crise mondiale de 2008 a été un premier choc qui a laissé des séquelles qui n’ont pas pu être résorbées depuis. L’année 2020 a approfondi la faiblesse de l’économie mondiale : on prévoit une baisse de 4,9 % du PIB mondial, tandis qu’en 2008 elle n’était que de 0,1 %.

En résumé, Bolsonaro cherche à imiter des politiques expansives dans une situation de contraction de l’économie mondiale. Les difficultés semblent évidentes et rien ne dit qu’il y arrivera.

Pour l’instant, il y existe plusieurs scénarios pour la mise en place de Renda Brasil, qui aujourd’hui se trouve dans une impasse. Dans le premier, le gouvernement se voit obligé de prolonger l’aide d’urgence jusqu’à l’année prochaine. En plus d’accroître l’endettement de l’État, cette option n’a pas le soutien de Rodrigo Maia, président de la Chambre des députés. La deuxième option consisterait à modifier la loi de dépenses publiques, or Paulo Guedes, ministre de l’Economie, le « garant » de Bolsonaro auprès des milieux d’affaires, est contre. De telles dépenses pourraient être possibles si le gouvernement réduisait des dépenses ailleurs. Pourtant, Bolsonaro a déjà dit qu’il n’allait pas faire de coupes dans d’autres allocations comme Farmacia Popular. Dans cette dernière option, la réhabilitation de Bolsonaro et son projet de populisme assistencialiste se heurte à la situation économique défavorable. Il ne faut pas négliger non plus la lutte de classes au niveau international.

L’unité des travailleurs et des précaires

On ne peut pas oublier le premier facteur qui détermine une situation : la lutte de classes. Ce qui a été dit plus haut se déroule dans une situation où prédomine la passivité dans la lutte de classes, malgré quelques exemples, comme celui des postiers ou la mobilisation des travailleurs de Embraer dans l’aéronautique. La crise sanitaire et l’aide d’urgence amortissent la situation et imposent une trêve entre les différents acteurs du régime. Pourtant, la réduction de l’allocation d’urgence de 600 à 300 reais et le chômage de masse pourraient être une étincelle, tandis que des attaques comme la réforme des services publics ou des privatisations pourraient déclencher des mouvements de résistance.

Que se passerait-il si les secteurs les plus précaires de la société, ceux qui dépendent des allocations de l’État pour survivre, et les travailleurs du secteur public s’unissaient contre Bolsonaro ? Ce troisième scénario de cauchemar pour l’extrême droite est ce que le gouvernement cherche à éviter. La défense de l’unité des travailleurs, en ce sens, est une condition essentielle afin de nous préparer aux défis qui s’offriront à nous.

Trad. et éd., CM

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Président du Brésil entre 1990 et 1992. Celui-ci a dû démissionner suite à des accusations de corruption portées par son frère (NdT)

[2L’opération Lava Jato était une enquête anti-corruption menée par le juge Moro. Cette opération a mené au procès en destitution contre l’ancienne présidente Dilma Rousseff, du Parti des Travailleurs, ainsi qu’à l’arrestation de Lula (NdT)

[3Un programme d’aides qui remplacerait l’aide d’urgence et dont bénéficieraient huit millions de personnes (NdT)
MOTS-CLÉS

[Amérique latine]   /   [Lula]   /   [Jair Bolsonaro]   /   [Populisme]   /   [Économie internationale]   /   [Brésil]   /   [Extrême-droite]