Extrait de "La proclamation de la Commune"

L’aube de la liberté

Henri Lefebvre

L’aube de la liberté

Henri Lefebvre

« Pendant la nuit du 18 au 19 mars, l’État, l’armée, la police, tout ce qui pèse sur les vies humaines du dehors et d’en haut, tout s’est dissous, évanoui, évaporé. Ce matin-là, tout est possible. » Nous publions cet extrait de "La proclamation de la Commune" avec l’aimable autorisation des éditions La Fabrique.

19 mars 1871 : la plus belle aurore qui ait lui sur une cité, l’aube la plus éclatante jusqu’à ce que s’accomplissent les attentes, les pressentiments, les annonces des temps nouveaux : les rêves, les « utopies ». La grande ville, la Cité, simplement en manifestant – en se manifestant –, a accompli un acte unique, un acte que l’échec ne rendra que plus inoubliable.

Pendant la nuit du 18 au 19 mars, l’État, l’armée, la police, tout ce qui pèse sur les vies humaines du dehors et d’en haut, tout s’est dissous, évanoui, évaporé. L’État, ce monstre froid parmi les monstres froids, tombe en pièces, et l’on achève de déménager vers Versailles ses débris, bureaux et bureaucratie.

Thiers aurait-il pris une décision arbitraire ou folle en ordonnant l’évacuation générale ? Non. M. Thiers a senti, a compris l’effondrement de l’appareil d’État. S’il laisse un vide qui ne peut pas ne pas être bientôt rempli, c’est qu’il ne peut pas agir autrement. Paris s’éveille en pleine jeunesse ; d’un coup il fait entrer dans la pratique ce qu’un homme qu’il ne connaît guère, Marx, a fait entrer dans la théorie : la fin des aliénations humaine. Il faudrait agir vite et génialement. Ce matin-là, tout est possible, puisque ce qui rendait impossibles les possibilités de la vie a disparu.

Tout est possible : une autre vie, une vie autre, la Liberté. Paris s’éveille libre, la première cité libre depuis qu’il y a des cités. Il va tenter une vie nouvelle : la vie nouvelle, dans laquelle les hommes prendront en main leur destin. Sur une base sociale définie, ni trop grande, ni trop petite – le quartier –, les gens vont participer aux affaires publiques, leurs affaires. Ils vont créer, sur cette base, l’autogestion, le travail libre dans la joie ; ils vont organiser la décentralisation.

Paris s’éveille. C’est pour lui le printemps de la liberté. Et c’est le printemps tout simplement, le premier beau jour depuis le plus dur hiver de son histoire : une journée merveilleuse, soleil, premiers bourgeons aux marronniers, dimanche de promenade et d’espoirs…

Paris s’éveille dans la liberté, mais il ne le sait pas encore.

Il aspire à la fête. C’est un frémissement qui parcourt la ville.

Bientôt, devant les barricades qui entourent l’Hôtel de Ville, autour des 20 000 fédérés qui campent avec leurs canons et leurs mitrailleuses sur la place, parmi les retranchements de Montmartre et de Belleville, les groupes vont se former. Ils vont lire les affiches, multiples, contradictoires, les unes posées pendant la nuit, d’autres qui ne cesseront de sortir de l’Imprimerie

nationale pendant la matinée et d’être placardées sur les murs, les unes du gouvernement, les autres du Comité central.

Le peuple comprend et se réjouit. La bourgeoisie, ce qu’il en reste à Paris, s’affole. La petite bourgeoisie approuve encore mais déjà s’inquiète. Pour ceux qui confondent l’État – leur État – avec la société, c’est la société qui est menacée.

Ils examinent avec étonnement les noms des membres du Comité central. Des inconnus, sauf Assi, célèbre pour avoir dirigé la grève du Creusot, sauf Babick, parfumeur, spirite, loufoque, sauf peut-être Varlin, qui passe pour le maître de cette fameuse société secrète, l’Internationale. Mais qui connaît les autres, parmi les vingt signataires des proclamations : Billioray, Ferrat,

Moreau, Dupont, Mortier, Gauthier, Lavalette, Jourde, Blanchet, Grollard, Barraud, Gérosme, Pache ? Ce sont les hommes des quartiers, des bataillons. Les classes moyennes vont bientôt hésiter entre leur républicanisme et leur crainte devant ces inconnus qui apportent avec eux la démocratie, le socialisme.

Premiers symptômes inquiétants : à l’École polytechnique, où le général qui commande l’École a laissé aux élèves eux-mêmes le gouvernement, les élèves se sont réunis. Quatorze voix seulement pour le Comité central. La majorité se rallie au gouvernement, ou plutôt aux maires, autorité à la fois légale et investie d’un mandat du gouvernement. Les étudiants, avantgarde
jusque-là des révolutions, iront dans le même sens.

Mais que va faire le Comité central ? Comment va-t-il dénouer les noeuds de ses contradictions politiques (entre son souci de la légalité républicaine et sa propre illégalité) et idéologiques (entre le jacobinisme centralisateur et le fédéralisme, entre le blanquisme révolutionnaire et les proudhoniens réformistes, etc.) ?

Nous allons suivre les conséquences de la journée du 18 mars pendant la décade qui l’a suivie, jusqu’à la proclamation effective de la commune – le 28 mars –, en essayant de comprendre la manière dont le Comité central prit en main les administrations – l’attitude des maires légaux et des conciliateurs – la « résistance » de la bourgeoisie – le problème militaire et celui des élections – la situation en province.

Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune - 26 mars 1871 [1965], Paris, éditions La Fabrique, 2018, p.261-263

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