Europe forteresse

L’Europe contre les étrangers

Camille Münzer

Christa Wolfe

L’Europe contre les étrangers

Camille Münzer

Christa Wolfe

Liberté de circulation ? Pour les biens et les capitaux, pas pour tout le monde. L’Europe ? C’est avant tout l’Europe forteresse.

Crédit image : AFP/NIKOLAY DOYCHINOV

Brève histoire du contrôle aux frontières

Dans Carte blanche, La Fabrique, 2019, la juriste Karine Parrot rappelle que le contrôle des frontières de la France est une activité relativement récente. Les premiers textes qui visent explicitement le contrôle des étrangers datent de la fin du XIXe siècle. Les étrangers doivent se signaler auprès de la mairie de leur lieu de résidence, mais aucun contrôle à la frontière n’existe à proprement parler. Cela change avec la Première Guerre mondiale. L’État cherche à remplacer les ouvriers français partis au front en organisant le transport, le recrutement, puis le retour de 220 000 travailleurs des colonies françaises. Leur présence sur le territoire est contrôlée par une « carte d’identité et de circulation ». À la fin de la guerre, ce système ne disparaît pas, mais est affiné dans le but d’assigner l’étranger aux besoins du marché du travail.
La crise économique des années 1930 sert de justification à des non renouvellements massifs de cartes d’identité et à l’arrêt de l’immigration. Karine Parrot le résume ainsi : « Tant que le marché du travail réclamait des bras, la machinerie à contrôler les étrangers a globalement tourné à vide, mais, avec la montée du chômage, elle a pu déployer certains de ses effets » (Carte blanche, p. 54). Après la Deuxième Guerre mondiale, se met en place une politique plus rigide de gestion des étrangers en France. Il s’agit d’une politique raciale de gestion des populations étrangères à peine voilée, comme le montre Alexis Spire dans Étrangers à la carte, Grasset, 2005. En effet, pour de Gaulle, il s’agit de favoriser l’introduction des « bons éléments d’immigration » et de refuser les « mauvais ». L’Italien est présenté par la haute administration de l’État comme un étranger désirable, tandis que les populations nord-africaines sont présentées comme « inassimilables ». Peu de choses ont changé depuis les années 1950 : la haute administration a toujours été hantée par le fantasme d’une invasion de ces « inassimilables ». Reste que l’État ne contrôle pas entièrement ses frontières, puisque certains étrangers peuvent entrer dans le territoire français par des canaux non officiels afin de chercher un emploi.
En juillet 1974, s’opère une véritable révolution dans l’État français. Le gouvernement annonce publiquement la suspension des contrats d’introduction de main-d’œuvre. Cet arrêt officiel de l’immigration de travail est la première politique destinée ouvertement à « maîtriser les flux ». L’argument mobilisé pour justifier cet arrêt est le choc pétrolier et la baisse des besoins de main-d’œuvre suite au ralentissement de l’économie. Depuis les années 1970, toute une série de lois ont pour but de restreindre encore plus la circulation des étrangers en France. À partir de 1986, invoquant des raisons de « sécurité », le gouvernement de droite met en place des restrictions de circulation pour plus d’une quarantaine de pays. Seuls les ressortissants des 12 États de la Communauté économique européenne peuvent entrer en France sans présenter un visa. À cette même époque, les pays de la CEE cherchent à harmoniser leurs législations sur la gestion des frontières mettant en place une politique différenciée d’entrée dans le territoire européen, favorisant la libre circulation des marchandises et des hommes (européens). Les États de la CEE envisagent alors de transférer les compétences de gestion des frontières aux frontières extérieures du nouvel espace européen.
La Convention de Schengen de 1995 définit les modalités actuelles de la fermeture des frontières de l’Union européenne. Cependant, derrière l’unité de façade sur la gestion des flux migratoires, chaque État de l’espace Schengen gère à sa manière l’entrée sur son territoire, les conditions d’installation (attribution d’une carte de séjour/de travail et sa durée), le refoulement ou l’expulsion des non-Européens. Le « visa Schengen », délivré dans le pays d’origine, devient alors la principale barrière d’entrée en Europe. L’obtention de ce visa est un véritable parcours du combattant pour certains ressortissants de pays semi-coloniaux : ils doivent non seulement posséder un passeport — ce qui est loin d’être évident— mais aussi démontrer qu’ils ont des ressources économiques suffisantes pour prouver qu’ils ne seront pas une « charge » pour le pays d’accueil. Ce système est pensé, entre autres, comme un moyen pour dissuader les plus pauvres de faire la demande d’un visa. Il va de soi également que les ressortissants de pays en guerre auront encore plus de mal à fournir les documents nécessaires pour l’obtention d’un visa Schengen. Toute ces contrôles n’empêchent cependant pas l’existence d’une masse de travailleurs « en situation irrégulière », c’est-à-dire sans papiers. Les autorités ferment les yeux sur leur situation et la tolèrent bien souvent dans la mesure où les patrons en profitent (tout en organisant des expulsions périodiquement).

Il n’y a pas de droit d’asile en Europe

Le droit d’asile existe en théorie dans le droit européen, notamment grâce à la Convention de Genève de 1951. Un étranger peut donc demander un visa pour des raisons humanitaires. Cependant, se demande Karine Parrot, comment déposer une demande de visa humanitaire pendant des combats ou lorsqu’on fuit conflits armés ? La bureaucratisation de la gestion des ressortissants étrangers favorise la lenteur des procédures et renforce la difficulté d’accessibilité à un visa humanitaire. Qui plus est, les juges et les gouvernements européens répètent ad nauseam que rien ne les oblige à protéger des personnes qui ne se trouvent pas sur leur territoire. D’où l’érection de barrières plus ou moins insurmontables pour que les étrangers demandeurs d’asile ne puissent pas accéder au territoire européen (la Convention de Genève interdit à un État de renvoyer un individu dans son pays si celui-ci y risque la mort ou la torture). Enfin, si la Convention de Genève de 1951 reconnaît le droit à l’asile pour une personne victime de « persécution », les raisons qui poussent des individus à migrer peuvent être très nombreuses. Plusieurs études montrent, faits à l’appui, qu’il est impossible de faire une distinction nette entre « réfugiés politiques » et « migrants économiques ». S’installe alors une logique infâme dans les administrations des frontières, où les agents somment les migrants de prouver qu’ils sont dignes d’être protégés. Le comble est atteint lorsqu’ils demandent à des homosexuels de prouver leur homosexualité devant les instances chargées d’évaluer leur demande d’asile…
Un des moyens d’empêcher l’accès des demandeurs d’asile à l’espace Schengen est la délégation à des pays frontaliers avec l’Union européenne de la gestion des migrants. De plus en plus de pays reçoivent des financements de l’UE pour gérer les flux migratoires et, en dernière instance, empêcher les migrants d’atteindre l’Europe. Tel est le sens de l’accord de mars 2016 entre l’UE et la Turquie, dans lequel cette dernière s’engage à empêcher les départs de migrants depuis ses côtes et à réadmettre les migrants capturés par les polices aux frontières de l’Europe. L’hypocrisie de l’Union européenne et du « welcome refugee » d’Angela Merkel est manifeste dans cette affaire, dans la mesure où la Syrie fournit le plus gros contingent de réfugiés internationaux au monde et le plus grand nombre de migrants qui tentent de traverser la Turquie pour atteindre les frontières de l’UE (5,5 millions de personnes en 2016). Une des résultantes de cet accord entre l’UE et la Turquie est que les traversées de la mer Égée sont devenues moins fréquentes, au profit de routes plus dangereuses et plus meurtrières (après l’accord UE-Turquie, le nombre de morts est passé de 4 264 en 2015 à 6 398 en 2016).
Avec les règlements de Dublin, un système de contrôle biométrique encore plus répressif s’est mis en place dans l’UE : on a créé dès 2003 un fichier d’empreintes de tous les entrants, Eurodac, afin de pouvoir identifier le pays d’entrée dans l’UE, seul pays dans lequel ils auront droit de faire une demande d’asile. Evidemment hypocrite, dans la mesure où ce sont toujours les mêmes pays par lesquels les réfugiés arrivent, ce système de Dublin instaure une police de la circulation et permet aux Etats de l’UE de décider de manière mécanique du pays d’installation des étrangers. Sujets sans droits dans l’UE, les étrangers deviennent de simples objets soumis au transit intra-européen pour des raisons de simplification administrative et de contrôle policier.

Frontex, agent de la mort aux frontières

En plus de déléguer à des pays tiers la prise en charge des réfugiés ou leur « sauvetage en mer » – avec la Libye notamment, qui a en la matière des pratiques meurtrières – l’UE finance l’agence Frontex, chargée de la surveillance de la frontière méditerranéenne. Créée en 2005, l’agence fonctionne dans une logique sécuritaire et dispose de moyens militaires pour jouer son rôle de garde-frontière : radars thermiques, satellites, caméras à vision nocturne, etc. D’abord dirigée par les gouvernements européens, Frontex devient désormais une véritable entreprise privée de contrôle et de surveillance. Elle peut ainsi opérer comme une police privée, récupérant par exemple pour ses propres fichiers les données personnelles des entrants, ou signer des accords avec des pays tiers en dehors de tout contrôle démocratique. Sur le statut juridique de Frontex, Karine Parrot souligne que les dirigeants européens entretiennent un « savant flou juridique autour des hommes et des équipements utilisés par Frontex dans la traque aux exilé/e/s », qui rend possibles toutes sortes d’abus, de violences et de violations du droit international.
Au flou juridique délibérément entretenu s’ajoute donc l’opacité des activités de Frontex, qui œuvre la plupart du temps dans le secret et sous la protection des États qui la présentent comme une agence de sécurité et de surveillance. C’est que la frontière est aussi l’occasion de gros contrats d’équipements militaires, passés avec les industriels français, italiens ou espagnols. Il s’y joue un véritable business, la surenchère sécuritaire servant les intérêts financiers des grandes entreprises de l’armement et de l’aéronautique.
Le marché du contrôle aux frontières est en pleine expansion depuis une dizaine d’années, bénéficiant très concrètement et très immédiatement des choix politiques européens ainsi que de la déshumanisation des personnes en circulation aux yeux des populations européennes. Ce sont les fleurons européens de l’armement qui bénéficient du marché de sécurisation des frontières. Thales en France, Finmeccanica en Italie ou Indra en Espagne sont quelques-unes des entreprises qui décrochent des contrats faramineux pour armer littéralement les agents du contrôle des frontières. Seulement entre 2015 et 2016, le budget de Frontex est passé de 142,6 à 238,7 millions d’euros. Comme le rappellent néanmoins les travaux de l’équipe de recherche Babels, ces mêmes entreprises favorisent la migration en fournissant des armes aux principaux conflits actuels (Babels, La mort aux frontières de l’Europe, Le passager clandestin, 2017). Fonctionnant comme n’importe quel marché, l’agence produit donc des statistiques, fait des calculs de rentabilité et des prévisions de mortalité en fonction des voies de passage et gère des « flux ». En revanche, elle affirmait en 2016 être incapable d’estimer le nombre de décès et de disparitions des exilé/e/s : dans la guerre qui se joue aux frontières de l’UE, il faut s’en remettre aux diverses organisations non gouvernementales, qui remplacent les pouvoirs politiques dans la prise en charge des personnes en circulation et qui essaient au moins que celles-ci ne disparaissent pas dans l’anonymat et l’invisibilité la plus totale. Enfin, il faut rappeler que la militarisation des frontières européennes n’a pas pour effet de dissuader la migration, seulement de la rendre plus dangereuse. En effet, les risques liés à l’émigration sont toujours plus désirables que le risque d’une mort violente ou la misère dans son pays d’origine (et souvent les deux).

Une Europe forteresse cernée de camps

L’autre visage de la politique sécuritaire et répressive de l’UE en Méditerranée, ce sont les camps qui se multiplient tout au long de la frontière : Lesbos, Lampedusa, Vintimille, Calais. Ces camps produits par les politiques européennes sont de deux types. Il y a d’un côté les camps « humanitaires », dont la construction est souvent l’objet d’un appel d’offres à des entreprises privées spécialisées dans la construction de casernes militaires. Dans certains pays, la gestion des camps est entièrement privatisée et déléguée à des entreprises transnationales du secteur de la détention. Dans d’autres pays, ce sont les associations humanitaires elles-mêmes qui se font une concurrence sur les prix en répondant à des appels d’offres des États pour administrer des camps. Une conséquence évidente de cette mise en concurrence des entreprises de sécurité et des associations humanitaires dans la gestion des camps est une réduction des moyens alloués par migrant, donc une dégradation des conditions de vie de ceux-ci dans les camps « humanitaires », de même qu’une délégation totale des compétences à des entreprises privées favorise les mauvais traitements à l’abri des regards : les témoignages d’abus sexuels ou de violences dans ces camps par des agents d’entreprises privées sont récurrents (Babels, De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps, Le passager clandestin, 2017). Ces « hotspot » sont des espaces de regroupement, mais aussi d’enfermement destinés aux étrangers, dans lesquels les autorités identifient et déterminent le traitement à leur appliquer. Il y a de l’autre côté des campements de fortune, volontairement laissés à la désorganisation et à l’activité associative. Ceux-ci ont été médiatisés, en France par exemple avec « la jungle de Calais » : manière de mettre en avant une animalité et une sauvagerie attribuées aux réfugiés, quand ce sont les politiques européennes qui ont fabriqué les bidonvilles où s’entassent les misères humaines et les vies massacrées. Ces campements informels sont aussi le produit des politiques européennes, dans la mesure où ils se développent là où les États ferment les frontières et interdisent le passage aux migrants. Ces derniers s’installent en attendant le bon moment pour tenter une traversée. Ces camps, formels et informels, ont tendance à être externalisés en dehors du territoire européen dans le cadre d’accords déjà cités entre l’UE et des pays frontaliers.
Lieux juridiques intermédiaires entre les pays européens et leurs extérieurs, lieux aussi d’une vie impossible et dégradée, les camps sont la réification du racisme européen. Ils assignent les réfugiés à la précarité, faisant du transit et de la circulation une condition durable, et les soumettant à divers chantages juridiques pour obtenir le droit de s’installer. Là encore, ces pratiques sont passées sous silence et rendues quasi invisibles aux populations européennes, sauf pour les associations engagées dans la reconnaissance des droits des exilé/e/s. Enfin, il va sans dire que la privatisation de la gestion des frontières européennes a pour conséquence que les entreprises privées ont une influence directe sur les politiques migratoires de l’UE.
De cette manière, on construit deux expériences irréconciliables de l’Union européenne, scindées par ce que Perrot appelle le « privilège » de l’appartenance nationale des Européens. Manière de dire que le Droit est mis au service d’une politique évidemment raciste et répressive dont l’aboutissement le plus évident se trouve, d’une part, dans les camps où s’entassent les exilé/e/s victimes de la violence institutionnelle et, d’autre part, dans l’insensibilité collective des Européens face à cette situation qui fait pourtant largement écho à l’histoire européenne. Face à ceux que le Droit protège, il n’y a plus que des « privé/e/s de droits » dans des zones d’attente et de transit perpétuels où l’UE ne permet que la survie des exilé/e/s.

Le racisme et la xénophobie ont été au cœur de la construction européenne. La crise de l’accueil des migrants depuis 2015 n’a fait que le confirmer. Malgré les désaccords affichés entre les différents pays européens, ils réussissent à se mettre d’accord autour d’une politique migratoire qui favorise la mort en Méditerranée. Les séquences électorales sont une nouvelle occasion pour afficher ces désaccords, et les élections européennes de 2019 n’ont pas été une exception. Tous les poncifs sur l’« immigration de masse », sur l’« invasion », sur les « racines judéo-chrétiennes » de l’Europe ont été repris dans cette campagne. Les libéraux européistes souhaitent renforcer les dispositifs meurtriers déjà existants de gestion des frontières de l’Europe, tandis que les nationalistes europhobes souhaitent les rétablir aux frontières de la France. Une chose est certaine : ni un renforcement de’UE ni une rupture avec elle n’améliorerait le sort des étrangers. Seule une politique de liberté de circulation et d’installation peut mettre fin aux morts aux frontières de l’Europe et à la politique criminelle d’enfermement des migrants dans les camps. Enfin, pour tous ceux et celles qui sont aujourd’hui sans papiers dans l’espace européen — situation qui profite bien souvent au patronat — la seule politique juste est la défense de la régularisation de tous et toutes.

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