[Art en RDA]

Heiner Müller, trajectoire artistique et dissidence en Allemagne de l’Est

Christa Wolfe

Heiner Müller, trajectoire artistique et dissidence en Allemagne de l’Est

Christa Wolfe

Le régime de la RDA exerçait sur les artistes une censure rigide au nom du "socialisme réel". Dans ce contexte, le dramaturge Heiner Müller (1929-1995) n’a cessé de critiquer l’hypocrisie du "socialisme réel" au nom d’un socialisme authentique.

En 1917, au moment où s’ouvre la période révolutionnaire en Russie, de nombreux artistes ont cherché à donner une voix et une esthétique au changement radical en cours de l’ordre social. L’exposition Rouge, au printemps dernier à Paris, retraçait justement les tentatives de révolutionner les pratiques artistiques et tout le rapport social à l’art, jusqu’à la rigidification provoquée par la bureaucratisation de l’URSS avec Staline et la doctrine du "réalisme socialiste", dogme esthétique imposé aux artistes à partir des années 30.

Dans l’ensemble du bloc de l’Est, cette doctrine a obligé les artistes à pratiquer l’auto-censure et à construire un récit dans la seule perspective prescrite : l’héroïsation des producteurs oeuvrant pour la construction du communisme. Le "réalisme socialiste" imposait une fonction idéologique aux artistes – la célébration pure et simple du régime et du parti au pouvoir – et, dans la pratique, constituait un obstacle redoutable à l’expression de toute critique ou dénonciation.

En Allemagne de l’Est, avec une configuration analogue, le régime de la RDA exerçait sur les artistes une censure rigide au nom du "socialisme réel" et de l’effort nécessaire pour l’avénement du communisme. Dans ce contexte, le dramaturge Heiner Müller (1929-1995) a été confronté non seulement à la censure qui touchait l’ensemble de l’expression dramatique mais aussi, de manière plus personnelle, à la surveillance par la STASI et aux interdictions de représentation de son oeuvre. Alors qu’il n’a jamais voulu quitter la RDA en dépit des conditions faites à son travail de dramaturge, il n’a cessé de critiquer l’hypocrisie du "socialisme réel" au nom d’un socialisme authentique en déshérence depuis la trahison stalinienne.

Dans le contexte de la guerre froide entre l’Ouest et l’Est, l’oeuvre de Müller a fait l’objet de tentatives de récupération pour servir d’étendard à l’idéologie des "libertés" associées au capitalisme, que ne tolérait pas le bloc de l’Est. Mise en scène en Allemagne de l’Ouest et en France, alors qu’elle est censurée en RDA dès les années 60, son oeuvre témoigne de sa critique violente du mensonge du "socialisme réel" ainsi que de son refus de rien céder à l’idéologie mise en oeuvre par le régime. Mais cette critique s’apparente à la revendication d’un communisme qui reste à réaliser et si Müller s’attache à de mettre en évidence les contradictions et les mensonges de la RDA, c’est, semble-t-il, au nom d’une exigence authentiquement révolutionnaire. La trajectoire de Müller, qui lui a fait traverser le nazisme et le passage à la RDA, sa personnalité tourmentée et plurielle, complexe, en font un auteur difficile à cataloguer et son oeuvre est bien sûr ouverte à de multiples lectures. Il reste que son expérience et son travail nous renseignent à la fois sur la chape de plomb qui pesait sur le travail artistique à l’époque du bloc de l’Est comme sur les exigences révolutionnaires que peuvent recéler les travaux des artistes. Et plus encore, le désespoir qui sort de son oeuvre nous permet de mesurer le contre-coup de la désillusion engendrée par la trahison stalinienne, désillusion qui a donné à la bourgeoisie de nouveaux moyens de disqualifier la perspective de la révolution.

Le théâtre au service de la RDA : l’abolition de la tragédie

Florence Baillet a lu et analysé les revues théâtrales de la RFA et de la RDA, jusqu’à la réunification allemande, sous l’angle de l’utopie et des significations que lui pouvaient lui donner les auteurs des deux Allemagne [1]. Son travail nous renseigne sur les conditions de travail des dramaturges en RDA et sur les injonctions auxquels ils doivent répondre, en tant que relais officiels de l’idéologie du régime - au moyen de l’Union des hommes de théâtre de RDA" créée en 1966. Elle insiste sur l’importance des fonctions idéologiques et de propagande dévolues au théâtre.

Pour répondre à ces fonctions, quelques traits sont à souligner : les spectacles destinés à la mise en scène doivent glorifier l’effort nécessaire à l’avénement du communisme – sur ce sujet, l’attention se porte essentiellement sur la part de "l’individu" et sur la dimension collective d’un tel effort – ou encore sur la représentation interdite des contradictions du "socialisme réel" à laquelle se substitue l’idéalisation de la RDA.

Un théâtre à la gloire de la RDA, donc, et à qui on demande de répondre aux besoins que le régime attribue au prolétariat. Les dramaturges sont invités à développer le genre comique plutôt qu’à montrer des tragédies : "Avec l’abolition des classes grâce à la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, avec la domination des forces de la nature et la création d’une société de producteurs libres, bref, avec la création d’une société communiste, les échecs mortels, les péripéties catastrophiques d’individus ou de communautés [sont] définitivement révolus” [2].

On imagine sans difficulté l’état d’esprit provoqué par de telles injonctions, destinées à moraliser la population et à lui donner l’illusion d’un bonheur en voie d’accomplissement, alors même que le régime est partout verrouillé et que le parti s’est substitué à toute visée d’émancipation. C’est dans un tel état d’esprit que Müller a écrit ses textes et notamment le Hamlet-Machine (1977) que la revue de théâtre est-allemande décrit ainsi en 1980 : "La position de cet écrivain conduit, si l’on songe à un texte comme Hamlet-Machine, à un tel désespoir [...] C’est pourquoi ce texte est inacceptable pour la société socialiste”[3]. Texte de désespoir, sans aucun doute, mais ce désespoir a une portée politique et se présente comme un acte d’accusation du stalinisme et de ses avatars dans le bloc de l’Est.

“Mon drame, s’il avait encore lieu, aurait lieu dans le temps du soulèvement" (H. Müller)

Le chaos dans lequel se déroule la pièce de Müller est à l’image de la déshérence du projet révolutionnaire : Hamlet est l’héritier impuissant, celui dont l’action est abolie et sur qui pèsent tous les crimes du passé. Le personnage de Hamlet est ainsi à la fois celui à qui l’on a confié la vengeance et la continuation de l’histoire – l’héritage – et celui qui est dépossédé radicalement de toute capacité à agir dans la distance irréparable qui s’est installée entre le discours et la réalité. Il tient lieu à la fois d’image pour la perspective révolutionnaire trahie et anéantie par le stalinisme mais également pour le théâtre lui-même, contraint à opposer aux discours du mensonge le discours de son propre fracas.
Le texte fait des allusions directes à l’histoire récente de l’URSS, notamment à la mort de Staline et au soulèvement de 1956 en Hongrie : "Le monument gît sur le sol, renversé trois ans après les funérailles nationales de celui qui fut haï et vénéré par ses successeurs au pouvoir. La pierre est habitée. Dans les spacieux orifices du nez et des oreilles plis de la peau et de l’uniforme de la statue démolie s’est nichée la population pauvre de la métropole”.

Ce texte est emblématique de l’atmosphère de fin du monde – dont Müller dira quelques années après qu’elle est devenue "un problème à la mode" – qui accompagne le lent pourrissement de la RDA et de l’ensemble du bloc de l’Est. En dehors de ses qualités esthétiques, il peut servir ainsi de marqueur pour prendre la mesure du désespoir politique qui domine sur les perspectives révolutionnaires depuis le tournant des années 80-90. Au croisement entre la paralysie et le dégoût, la conscience révolutionnaire a été désarmée par le "socialisme réellement existant" comme le communisme a été anéanti par la trahison du stalinisme.

Mais Müller ajoute au désespoir évident de son oeuvre des éléments matériels issus de sa propre vie, ou dans les commentaires qu’il fait de son travail et de ses affinités politiques : à propos d’une nouvelle d’Anna Seghers, La lumière sur le gibet, il indique : "La lumière sur le gibet est une confrontation avec le problème du stalinisme : Napoléon / Staline, le liquidateur de la Révolution »[4]. Toute son oeuvre est traversée par la mémoire révolutionnaire - comme en témoigne la pièce La Mission, qui fait référence à la Révolution française - et par les espérances trahies du "socialisme réel”.

Ce désespoir révolutionnaire fait écho à plusieurs épisodes de l’histoire des luttes et des mouvements révolutionnaires. Les textes de Müller leur offrent un lieu et une voix pour s’exprimer. Ils sont aussi une manière de mieux comprendre la fin du XXe siècle et le découragement collectif face aux attaques auxquelles notre classe est confrontée alors que la bourgeoisie a cru avoir balayé jusqu’à l’idée d’une autre société. Mais ils sont aussi un lieu où se réapproprier les véritables enjeux de la révolution, dans la mesure où ils transmettent justement l’expérience de la dépossession.

Crédit photo, le Saute Rhin, 2009

[1] Florence Baillet, L’utopie en jeu. Critiques de l’utopie dans le théâtre allemand contemporain, CNRS éditions, Paris, 2003.
[2] Ernst Schumacher, "Die Marxisten und die Tragödie" in Theater der Zeit, 11/1977, cité par F. Baillet, ibid. p. 35-36.
[3] cité par F. Baillet, ibid. p. 7.
[4] Heiner Müller, Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures, L’Arche, Paris, 1996.

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