Profs en colère

Du Gilet Jaune au Stylo Rouge : ça grogne (aussi) dans l’Education

Boris Lefebvre

Du Gilet Jaune au Stylo Rouge : ça grogne (aussi) dans l’Education

Boris Lefebvre

Stylos rouges, profs en colère : le mouvement des gilets jaunes fait des émules chez les enseignants de la maternelle au supérieur. Le mouvement dépasse tous les corporatismes et jouit d’une popularité croissante chez les personnels de l’Education qui veulent une revalorisation de leur métier.

De #PasDeVague aux stylos rouges : malaise dans l’éducation

Le malaise dans l’Education est palpable depuis longtemps et le mouvement des Gilets Jaunes, avec le vent d’insurrection qui l’accompagne, l’a réveillé sous la forme des « Stylos Rouges ». Chronologiquement, le mouvement s’est lancé via Facebook au lendemain de l’allocution du 10 décembre de Macron lors de laquelle il avait tenté de calmer le mouvement des gilets jaunes. Après les concessions que le président des riches avait lâchées aux Gilets Jaunes, le constat s’imposait d’une absence de mesures concrètes pour le secteur public en général et les personnels de l’Education en particulier. Cet oubli s’est d’ailleurs confirmé lors des vœux de Macron lorsqu’il a remercié « nos pompiers, nos gendarmes, nos policiers, nos personnels soignants, les élus de la République, les engagés bénévoles des associations », mais pas les enseignants, qui manquaient à l’appel des remerciés alors même qu’ils œuvrent au quotidien à « la plus grande dignité de chacun », pour reprendre les termes du locataire de l’Elysée

Cet oubli fatal a donc cristallisé les colères dans un contexte social agité où le gouvernement, malgré sa répression féroce contre les Gilets Jaunes, ne parvient pas à mettre un coup d’arrêt à la mobilisation. Mais c’est aussi la colère exprimée par le #PasDeVague lors du mois d’octobre qui continue de s’exprimer par d’autres moyens. Le mouvement de protestation lancé sur les réseaux sociaux témoignait de la dégradation des conditions d’enseignement et d’un système polarisé par une école de l’élite et une répression grandissante, surtout dans les quartiers populaires.

Si le mouvement touchait en priorité le second degré, c’est bien un sentiment de délaissement global de la profession qui a trouvé écho dans ce hashtag. Voulant passer à la vitesse supérieure, les Stylos Rouges se sont constitués dans le sillage du mouvement des gilets jaunes, avec leurs propres revendications, afin de faire bouger les lignes. Si le point de départ est bien un groupe Facebook qui a regroupé en très peu de temps près de 45 000 personnes, des AG locales se sont vite lancées pour décider des modalités d’action alors même qu’entre-temps les lycéens sont eux aussi rentrés en lutte.

Des revendications pour la dignité de la profession

Les revendications que le manifeste des Stylos Rouges avance suivent globalement trois axes qui constituent tous les points de tensions rencontrés dans le métier depuis des années.

Tout d’abord, c’est sur les conditions d’accueil que les revendications portent. Le nombre d’élèves dans les classes est trop élevé et nuit à l’enseignement : les suppressions de postes vont bon train avec les réformes Blanquer et le projet CAP 22 qui prévoit la réduction de 50 000 enseignants dans l’Education nationale d’ici à 2022. Les réformes du collège, du lycée, du bac et l’imposition de parcoursup sont également sur la liste des Stylos Rouges qui dénoncent un système de sélection sociale à l’œuvre à travers ces réformes anti-sociales.

L’exigence des Stylos Rouges est aussi à la revalorisation du métier d’enseignant. La question des rémunérations est posée. Le point d’indice étant gelé depuis 2010, le niveau de vie des profs a été très touché, comme pour tous ceux qui subissent la crise économique depuis 2008. Sans compter que les rémunérations du premier degré sont particulièrement basses.

Enfin, la question de la reconnaissance du travail est posée par les Stylos Rouges. Contre un gouvernement qui attaque de toutes parts la profession, les Stylos Rouges s’opposent par avance à la future réforme des retraites, au devoir de réserve que Blanquer veut renforcer pour museler la profession et revendiquent moins de contrats précaires.

Pour l’essentiel, ces revendications sont celles portées par les syndicats ayant les positions les plus à gauche au sein de la fonction publique et les moins enclins à accepter la dégradation des conditions de travail et les réformes par l’accompagnement et la concertation. Elles positionnent le mouvement des Stylos Rouges dans la continuité du mouvement initié par les Gilets Jaunes, sans pour autant le réduire à ce dernier. C’est d’ailleurs ce qui leur donne une force que les directions syndicales n’ont pas réussi à leur donner ces dernières années. Les revendications sont ainsi spécifiquement portées par les travailleuses et les travailleurs de l’Education qui interviennent, dans le contexte actuel polarisé autour des Gilets Jaunes, en tant que « Stylos Rouges », pour défendre un droit à l’éducation de qualité pour tous dans tous les quartiers et dans toutes les régions, pour l’abrogation de toutes les réformes ayant contribué à casser ce droit au cours des dernières années.

Déborder les directions syndicales : un programme de revendications pour toute l’Éducation nationale

En dehors des organisations syndicales, le mouvement des Stylos Rouges prend acte de l’inefficacité des journées de mobilisation corporatistes et limitées à une fédération. Les différents syndicats éclatés dans les divers degrés et les types d’établissements, même s’ils rejoignent le mouvement sur les revendications qu’il porte, n’ont pas réussi à mobiliser l’ensemble de la profession. Sam enseignante en primaire en Seine-Saint-Denis, co-fondatrice du mouvement des Stylos Rouges soutient que « nous voulons essayer quelque chose de nouveau » car c’est « le ministère qui n’écoute pas les syndicats et nous oblige à trouver d’autres voies pour nous faire entendre ».

Frédérique Rolet, secrétaire générale du syndicat Snes-FSU a donc beau jeu de « regretter que ça ne passe pas par les syndicats, parce que ces revendications sont portées depuis longtemps par les organisations ». C’est oublier un peu vite que les organisations syndicales en question se sont fait, sur les dernières mobilisations, les spécialistes de l’absence de convergence et de plan de bataille pour l’emporter. Quand on se souvient que la FSU appelait à des cortèges séparés de ceux des cheminots pour ne pas mélanger les revendications lors de la bataille du rail ou qu’elle posait une date le 22 mai 2018, en dehors de toute mobilisation des autres centrales syndicales, il ne faut pas s’étonner que l’action syndicale traditionnelle ne fasse plus recette et que les enseignants cherchent des débouchés réels à leurs revendications.

C’est d’ailleurs de ce dépassement des logiques mises en œuvre jusqu’à présent par les directions syndicales que le mouvement tire sa force. S’il s’émancipe des appareils, il ne rejette pas pour autant les militants syndicaux qui s’investissent dans le mouvement. Ils sont d’ailleurs nombreux à y intervenir et à le construire à la base, tout en laissant la porte ouverte aux syndicats qui voudraient se joindre à eux. L’autre point positif et essentiel du mouvement est sa capacité à transcender les clivages entre les degrés (premier, secondaire, supérieur) pour proposer un programme de revendications qui concerne l’ensemble des enseignants et des élèves et à faire concrètement converger tous ces enseignants ordinairement dispersés dans leur manif.

Le blocage du rectorat, le mercredi 9 janvier, décidé notamment par les Stylos Rouges de Lille, avait pour objectif de fédérer les enseignants autour de cet programme commun et de frapper au cœur du pouvoir, là où il est le plus concentré et là où, de la maternelle au lycée, se joue la question des moyens attribués aux établissements. Toutefois, si la perspective d’action en dehors du temps de travail est un élément tout à fait porteur, il ne faudrait pas en rester à cette modalité ni croire qu’ « aujourd’hui, on a plus de chances de se faire entendre avec un hashtag », comme le soutiennent certains Stylos Rouges.

Si le mouvement en reste à mener des actions symboliques (envoi de courrier, grève du zèle etc.), il ne dépassera pas les limites des groupes Facebook et restera lettre morte dans les établissements et dans les rues. Les actions de visibilisation sont certes importantes. Mais elles ne dispensent pas de poser la perspective d’une grève dans la durée de l’enseignement des personnels de l’éducation pour faire plier le gouvernement. Interpeler les directions syndicales, à commencer par celles qui disent se situer en opposition à la logique gouvernementale, qu’il s’agisse de la FSU ou de Sud Education, de façon à ce qu’elles définissent, clairement, un calendrier pour mettre les collègues en mouvement, par la grève, y compris reconductible, de façon à en finir avec Blanquer, Macron, et leur monde d’internats d’excellence pour une minorité et de matraques pour les quartiers, voilà ce qui pourrait permettre aux Stylos Rouges de débloquer la situation et d’en révéler toutes les potentialités. C’est ce que craignent les rectorats, le ministère et tous leurs alliés.

Depuis 2003 et après des années de reflux dans l’Education au niveau national, en raison du rôle démobilisateur des directions syndicales, le mouvement actuel pourrait être un moment pour redéfinir complètement les liens entre personnels, élèves et parents, une occasion également pour faire avancer nos revendications en en finissant avec les stratégies perdantes des directions syndicales, en leur imposant, une bonne fois pour toute, une perspective aussi radicale et courageuse que celle que prônent les Gilets Jaunes depuis maintenant près de deux mois, la seule à même de faire reculer l’exécutif, plus encore si on y met les armes qui sont les nôtres : le blocage et la grève.

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