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Tribune libre

Don’t worry darling : oppression patriarcale et « male tears » contemporaines

Tribune libre sur le film Don’t worry darling, sorti en novembre dernier. Un film qui dresse un tableau de l’oppression patriarcale, mais aussi des angoisses contemporaines des hommes construites par la réaction du patriarcat aux luttes féministes.

Julien Pouanka

18 novembre 2022

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Trois ans après un premier long-métrage “Booksmart” fraîchement reçu par la critique et le public, l’actrice et réalisatrice Olivia Wilde, révélée dans la série à succès Docteur House, présente en guise de seconde tentative un film de science-fiction, Don’t worry darling, se déroulant dans les années 1950.

Le synopsis du film est le suivant : Alice (Florence Pugh) et Jack (Harry Styles) incarnation du ménage américain des années 50. Alice est une femme au foyer aimante et dévouée, Frank un jeune ingénieur attentionné. Ils vivent dans une communauté résidentielle dans laquelle l’ensemble des hommes travaillent dans la compagnie de Frank (Chris Pine). Tout va pour le mieux dans leur vie rangée, jusqu’au moment où Alice vient à remarquer que tout n’est pas si rose dans cette communauté aux allures bon chic bon genre.

Le second long-métrage a dès sa sortie été comparé au succès mondial Get Out de Jordan Peele. Force est de constater que ces comparaisons sont amplement justifiées, aussi bien dans la forme que dans le fond. Ainsi Get Out s’attaquait à la question raciale et plus précisément au rapport trouble qu’entretient l’Amérique blanche vis à vis des afro-américains, entre sentiment de supériorité et fascination pour les corps et la culture noire. Dans Get Out, l’élite blanche cherche à régénérer leurs “races” en utilisant des corps noirs comme enveloppe dans laquelle se glissent des âmes blanches, ceci afin de créer un être parfait, mêlant l’émotion, la sensibilité noire à la sagesse et la rationalité blanche dans une logique que n’aurait certainement pas boudé Arthur Gobineau rédacteur au XIXème de l’essai sur l’inégalité des races, fournissant certaines des formulations fondatrices de l’idéologie raciste et du suprématisme blanc.

Dans Don’t worry Darling, la question du contrôle des corps est également présente, ici, il s’agit de celui des femmes. Sous ces allures de communauté idéale dans laquelle les couples, tous éperdument amoureux, semblent vivre leurs meilleures vies, on observe rapidement les premières craquelures de ce vernie. Une première scène montre ainsi que cette apparence paradisiaque est une construction. Au petit matin, après avoir préparé le petit déjeuner pour leurs maris, l’ensemble des femmes viennent saluer tout sourire, leurs petits maris allant accomplir leur devoir, soit travailler et subvenir aux besoins de la famille. Alors que ceux-ci s’éloigne au volant de leurs élégants bolides, Bunny (Olivia Wilde), retire énergiquement son soutien-gorge qui symbolise les exigences d’apparences imposées aux femmes.

S’en suit une longue scène, dans laquelle l’on suit notre personnage principal entamant elle aussi sa journée de travail gratuite : ménage, repassage, préparation du repas, Alice s’adonne avec abnégation à son devoir de bonne femme au foyer. Mais au retour de Jack tout ce labeur passe promptement aux oubliettes, l’excitation provoquée par le retour de son beau mari est en effet beaucoup trop forte. Alice se jette sur lui, tant pis pour l’appétissant rôti mariné avec attention qui finit rapidement au sol, adieu le tapis moumoute méticuleusement aspiré et maintenant couvert de carottes et de petit pois, Alice accomplit ici sa fonction première, celui d’objet sexuel non seulement disponible au bon vouloir de son époux, mais offrant avec une gourmandise non retenue son corps comme récompense à un mari travaillant avec courage pour lui offrir cette vie rêvée. A travers ce type de scène c’est le rôle de la femme, cantonnée aux tâches reproductives et domestiques dans la société et le couple qui est ici explicitement exposé.

Alice dit au revoir à Jack, se rendant au travail, le tout vêtue de l’une de ses chemises

Une autre scène frappe particulièrement : l’ensemble des employés et leurs épouses se retrouvent pour un barbecue chez Frank, le magnétique cerveau de la compagnie. Ce personnage incarné par le charismatique Chris Pine est d’après Olivia Wilde, directement inspiré de Jordan Peterson, figure réactionnaire, psychologue et universitaire et porte-parole officieux des incels qui affirme que le féminisme est, non-seulement une guerre contre les hommes mais aussi contre la civilisation (patriarcale) occidentale toute entière, tant les principes qu’il érige perturberaient l’organisation traditionnelle de la société. Frank porte un toast, il y remercie ses travailleurs qui travaillent pour l’avancement de l’humanité mais également les femmes de ces messieurs qui, en embrassant pleinement leur rôle de compagne, en restant à leurs placent, contribuent au progrès et à la stabilité de la société.

Frank entouré de ses employés et leurs compagnes

Le vernis ne tarde cependant pas à craquer et dans cette même scène de barbecue l’une des femmes émet bruyamment ces doutes sur la réelle nature de leurs présences dans cette communauté. Elle n’est bien évidemment pas écoutée par la majorité de l’assemblée (ce qui renvoie subtilement à la prise en compte de la parole des femmes dans nos sociétés), mais cette intervention va semer le doute chez Alice. Ce qui paraissait de l’ordre de la norme et qu’Alice acceptait pleinement commence à peser sur elle. Cela est intelligemment mis en image dans une scène où notre protagoniste s’adonne au nettoyage des vitres quand elle sent les murs de la pièce dangereusement se rapprocher d’elle jusqu’à l’écraser complètement contre les vitres. Petit à petit, Alice prend conscience de sa réalité, du carcan dans laquelle sa condition féminine la confine jusqu’à l’étouffement.

La réalisatrice nous guide alors vers la révélation ultime, Alice et Jack ne vivent pas réellement dans cette communauté californienne des années 50. En réalité, Jack, a perdu son travail, et est terriblement complexé. Sa femme, médecin, assume les responsabilités du foyer. C’est elle qui nourrit le foyer et assure que Franck ait un toit sur la tête. C’est elle qui porte la culotte et cela rend Jack malade. Pire, au retour de ces interminables journées de travail, Alice est étrangement moins disposée à remplir son devoir conjugal auprès de son mari. Rongé par sa frustration Jack franchit le pas, il contacte la société de Frank, (proposant un service semblable à celui vu dans Total Recall de Paul Verhoeven) kidnappe sa femme et la renvoi physiquement aux années 50, à cette âge d’or de la société patriarcales où les femmes connaissaient et chérissaient la chance d’avoir trouvé un mari capable de leurs procurer une si paisible existence.

Dans Don’t worry darling, la question de l’émancipation des femmes est traitée subtilement. Le film donne à voir de la même manière la réaction du système patriarcal qui cherche à véhiculer un sentiment de déclassement qui serait lié, non pas aux dynamiques économiques du capitalisme néolibéral, mais aux quelques avancées arrachées par les luttes du mouvement des femmes. D’ailleurs, Alice ne s’en sort pas seule. Elle peut compter sur la sororité au sein de la communauté pour se libérer ce qui montre également que le succès du combat pour l’émancipation des femmes ne peut se cantonner aux éparses histoires de réussite individuelle dont le capital raffole tant, mais bel et bien par une lutte collective.


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