[Adieu à la révolution sexuelle ?]

Des droits pour les LGBTI, entre domestication, normalisation et célébration du marché

Christa Wolfe

Des droits pour les LGBTI, entre domestication, normalisation et célébration du marché

Christa Wolfe

Jérémy Bentham, aux XVIIIe – XIXe siècles, faisait valoir l’inutilité de la répression légale de l’homosexualité, dans un ouvrage sur La liberté sexuelle. Dans la logique utilitariste, on pouvait en effet trouver des arguments en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité masculine.

La question homosexuelle est intranquille

Jérémy Bentham, aux XVIIIe – XIXe siècles, faisait valoir l’inutilité de la répression légale de l’homosexualité, dans un ouvrage sur La liberté sexuelle. Dans la logique utilitariste, on pouvait en effet trouver des arguments en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité masculine (celle qui intéresse principalement Bentham, en raison de son inscription dans le droit anglais, contrairement à l’homosexualité féminine). Celle-ci d’abord ne porte pas de fruits, et elle représente un exutoire qui la rend propice à la paix sociale, quand la dissimulation et la contrainte mènent plutôt à des déréglements.

Le raisonnement de Bentham part du constat que l’homosexualité est avant tout conçue comme plaisir et non comme douleur : entre adultes consentants, elle ne lèse ni ne blesse personne. Si elle n’est qu’un délit envers soi-même, il faut donc trouver les raisons de la radicalité des peines qu’encourent les homosexuels. Bentham est conduit à souligner les effets d’une homosexualité rendue visible : elle suscite la désapprobation et ce qu’il appelle « l’antipathie morale » qui peut aller jusqu’à l’inconfort physique. Ce serait donc le caractère répugnant de l’homosexualité qui expliquerait sa répression pénale.

En langage contemporain, et avec la permission qu’il nous donne d’expliciter la pensée de Bentham, on comprend que la répression de l’homosexualité s’est constituée avant tout dans une confrontation avec l’homosexualité refoulée (celle des « Juges » pour citer Bentham). Ce serait le refoulement qui expliquerait la violence avec laquelle est traitée l’homosexualité.

Or, si l’on fait l’histoire récente des droits acquis par les LGBTI, on est conduit à faire le double constat de la fin de la discrimination légale et d’une reconnaissance de la liberté sexuelle d’une part, sans que, socialement, « l’antipathie morale » ou l’homophobie aient, d’autre part, véritablement reculé. On peut ainsi se demander ce qui s’est constitué dans le changement de statut légal des sexualités non-hétérosexuelles : qu’est-ce qui, en l’espèce, a réellement progressé ? Les « Juges » de Bentham poursuivent-ils désormais un but émancipateur, ou bien ont-ils imaginé une nouvelle manière d’accommoder les sexualités non-hétérosexuelles à la société de marché ?

Dépénalisation, normalisation : le nouveau statut de l’homosexualité

Historiquement, c’est le plus souvent sur cette méconnaissance (de sa propre ambivalence) que sont venues se greffer les différentes instances normatives : religieuses d’abord, puis légales et enfin psychiatriques. Autant de figures d’un pouvoir qui continûment s’est exercé sur la société.

À cet égard, le discours psychiatrique est peut-être ce qui fait de l’homosexualité un cas d’école – comparable au racisme auquel la médecine a prétendu donner un caractère scientifique. Pour l’homosexualité, la psychiatrie a réussi à construire, avec tout l’appareil scientifique de la médecine (nomenclature, protocole, médication, pathogenèse) une pathologie là où il n’y avait rien, ou pas grand-chose.

En France, la législation reste répressive jusqu’au début des années 1980, pour tout ce qui concerne la pratique, l’expression et la visibilité des homosexuel.le.s. Ainsi, le célèbre amendement Mirguet de juillet 1960 sur les « fléaux sociaux » range l’homosexualité parmi l’alcoolisme, la tuberculose, la toxicomanie, etc., c’est-à-dire parmi les problèmes sociaux à combattre. À partir de 1981 -1982, la discrimination légale qui touche les pratiques homosexuelles n’existe plus. Depuis, plusieurs lois sont venues mettre à « égalité » les couples homosexuels et les couples hétérosexuels – avec notamment, l’ouverture du droit au mariage en 2013.
On peut dire que l’on assiste donc à partir de la période ouverte par la dépénalisation de l’homosexualité à une normalisation, dans la loi, de l’homosexualité, même si, dans les faits, les exemples de discrimination et d’agression homophobes persistent (voire augmentent, comme le constate le rapport annuel de SOS homophobie). Après l’exubérance des luttes en faveur de la liberté sexuelle, dont certains chars de la Marche des fiertés gardent une trace parfois caricaturale, on assiste donc à une normalisation légale de l’homosexualité (ainsi que médicale – récemment l’Organisation mondiale de la santé a retiré la transidentité de la liste des maladies mentales), malgré les discriminations qui peuvent continuer dans la société : face à ces discriminations, la loi et l’État se présentent désormais comme les défenseurs des droits des homosexuel/le/s.

Cette normalisation a tout d’un revirement, depuis l’État répressif jusqu’à l’État protecteur, et elle entraîne plusieurs changements sociaux, politiques, et même libidinaux, parmi les homosexuel/le/s. D’abord, elle permet de rapatrier dans le cadre légal et institutionnel les homosexuel/le/s. Longtemps exclu/e/s et fondant sur l’expérience de cette exclusion un discours de critique radicale des institutions – notamment celle du mariage et de la famille – les homosexuel/le/s font désormais pleinement partie du consensus politique et institutionnel. Cette intégration se fait cependant au prix d’une disciplinarisation de l’homosexualité : celle-ci doit apparaître respectable. C’est l’image que cherche à renvoyer par exemple un Florian Philippot. Ou encore, c’est la couverture de la revue Time où Pete Buttigieg, candidat démocrate à la présidence des États-Unis, apparaît avec son mari devant une maison typiquement américaine.

L’acuité de la critique d’une économie libidinale corsetée dans l’hétérosexualité et le patriarcat, le mariage et la famille, s’est donc largement émoussée. La singularité des érotiques homosexuelles, qui était l’occasion de questionner les normativités qui concernent également l’hétérosexualité, toute l’histoire des codes et des pratiques de dissimulation ou de transformisme dont est riche l’histoire de l’homosexualité, tout cela est venu s’abolir devant la mairie où est prononcée la légalité de l’union.

Si l’on suit les analyses d’Herbert Marcuse, dans L’homme unidimensionnel, tout l’effort de sublimation que rendaient nécessaire les interdits violents qui pesaient sur les sexualités hétérosexuelles et non-hétérosexuelles a été rendu inutile par la levée des interdits associée à la conquête de la liberté sexuelle. Pour autant, cette « liberté » s’est accompagnée d’un renouvellement de l’injonction au conformisme social : la liberté sexuelle a été l’instrument d’une nouvelle forme de contrôle des masses. La trajectoire suivie par les LGBTI depuis les luttes ouvertes dans les années 1970 jusqu’à la reconnaissance des droits légaux informe de manière précise sur le rôle de la liberté sexuelle dans les sociétés contemporaines et elle rend lisible la manière dont la sexualité est mise au service de l’ordre marchand et du conformisme social.

En maintenant les corps asservis dans l’exploitation, et en offrant par ailleurs dans la sexualité un exutoire de moins en moins freiné socialement par des tabous et des règles, et même suggéré ou encouragé par les corps publicitaires, la société capitaliste est parvenue à faire de la « liberté sexuelle » le moyen de la domination sociale. L’effort de sublimation est, selon Marcuse, un effort d’invention individuelle, une manière de rencontrer son propre désir et d’en dessiner les représentations singulières : dans la sexualité qu’il qualifie de « libéralisée » plutôt que « libérée », cette individualité est gommée et si le désir et la satisfaction sont encouragés et stimulés, c’est toujours dans la mesure où ils se conforment à l’ordre marchand. Or, le désir non-hétérosexuel se saisissait dans cette singularité irréductible, et c’est ce qui a nourri une bonne part des critiques que faisaient les LGBTI à l’ordre social dominant. Si les « Juges » laissent libre l’orientation sexuelle, ce n’est donc qu’à la condition que les LGBTI soient « libres comme tous les autres » c’est—à-dire qu’ils acceptent l’asservissement du travail exploité et de la marchandise comme point d’organisation des désirs. 
 

Les effets de rentabilité de la normalisation homosexuelle

En garantissant une reconnaissance légale à la liberté sexuelle et en protégeant les droits des homosexuel/le/s, l’État a rendu possible une normalisation sur le terrain économique et social : consommateurs comme les autres, les homosexuel/le/s sont apparus comme un nouveau secteur à cibler On va vu ainsi se développer ce que certain.e.s appellent le capitalisme rose ou capitalisme arc-en-ciel, en référence à tous ces produits offerts par des entreprises pendant le mois de juin comme preuve de leur soutien à la cause des personnes LGBT, ou dans le marché de biens de consommation qui vise explicitement les personnes LGBT.

La « désublimation répressive » de la société de consommation analysée par Marcuse permet de comprendre comment on a pu passer d’un désir hors-norme, déviant, « anormal », à un désir ordinaire dans une société marchande qui saura lui offrir ses objets. Il est suffisamment évident qu’une bonne partie du système économique repose aussi sur sa capacité à capturer une part des désirs humains à son profit. La publicité démontre au quotidien que les produits marchands sont les supports des affects, des désirs, des rêves et elle pratique de manière tout à fait consciente l’érotisation des objets proposés à l’achat ou au miroitement. En jouant ainsi sur la promesse de la satisfaction libidinale portée par les objets, elle uniformise l’expression et la nature même des désirs : on n’a plus affaire qu’à des désirs d’objets, réifiés, associés à la possession et à la jouissance immédiate. Ainsi, l’envers de la liberté sexuelle, selon Marcuse, c’est la domestication des désirs ainsi qu’un nouveau régime disciplinaire qui s’applique à la manière de les exprimer et jusqu’à la manière de les vivre.

En acceptant de perdre la mémoire de leur propre histoire et de se rendre complice de cette réduction du désir à une forme marchande ou accommodable au marché et à la société bourgeoise, les luttes des années 1970 ont cédé leur radicalité pour se soumettre une approche « administrative » du désir. C’est-à-dire qu’elles ont été, comme l’ensemble des pratiques sexuelles, mises au service d’injonctions qui se révèlent tout aussi normatives, quoique de manière plus insidieuse. Finalement, c’est l’ensemble de la structure marchande qui en est sortie renforcée, démontrant une fois encore sa plasticité et sa capacité à phagocyter jusqu’à sa critique.

La reconfiguration du droit, les ajustements liés à la reconnaissance et à l’égalité légale auront surtout pour effet de conforter les principes du droit et de neutraliser les potentialités révolutionnaires qui s’exprimaient avec les revendications LGBTI des années 1970. En définitive, c’est bien le modèle dominant qui a gagné, même s’il a dû céder quelques régions de la société marchande à l’expression des désirs et des identités alternatifs – processus d’assimilation rendu possible également par les profils sociaux majoritaires des LGBTI représentés dans les différents mouvements et par l’invisibilité entretenue des groupes racisés ou cumulant plusieurs dominations. L’exemple de la situation des lesbiennes dans les mouvements LGBTI vient là encore montrer que les effets structurels de la domination se reproduisent jusque dans les groupes des exclus. Il faudrait aussi ajouter que la « normalisation gay » n’est pas la même pour tout le monde. Qu’en est-il des gays de classe ouvrière, loin des grandes villes ou en banlieue qui n’ont pas accès à ce mode de consommation ?

La normativité n’a donc pas disparu, elle a quitté le terrain de la morale et des tabous et s’est arrangée de ceux et celles qu’elle désignait comme « anormaux », comme malades, ou comme « pervers ». Mais surtout elle s’est reconfigurée et a trouvé de nouveaux points d’application, de nouveaux « corps étrangers » à exclure et à punir. On ne saurait concevoir la norme sans un dehors, un hors-norme, un a-normal. Dans nos sociétés, les anormaux sont à chercher du côté des jeunes des quartiers populaires, des personnes racisées, des sans-papiers, des réfugié/e/s, des Rroms. Et ce qu’ont en commun ces populations, c’est justement leur incapacité à accéder au marché. De toute évidence, c’est désormais le marché qui fonctionne comme principe de normativité de nos sociétés et comme critère de discrimination. Il ne fonctionne plus seulement comme élément de la distribution sociale des rôles, il délimite désormais l’ensemble social lui-même, c’est-à-dire qu’il est identifié radicalement à la société.

L’histoire des luttes LGBTI est donc l’histoire d’un premier échec, quelles que soient les avancées du Droit. Vécu dans la transgression, le désir non-hétérosexuel a conquis une légitimité et un droit d’expression mais à la condition de sa domestication aux injonctions marchandes. Le gay-friendly est devenu un argument marketing, le marché n’en finissant pas de vouloir s’ouvrir, sur le modèle d’une logique impérialiste mais qui se découvrirait à domicile de nouveaux territoires à coloniser. Ce que le Droit a cédé d’une main, le marché l’a repris de l’autre : la normalisation manifeste des LGBTI est l’autre nom de la victoire du marché et de la relance de la domination. Il faudrait néanmoins que l’on cherche aujourd’hui à se réapproprier de la mémoire des luttes LGBTI dans ce qu’elles ont eu de subversif. De l’émeute de Stonewall en juin 1969 au collectif Lesbians and gay men support the miners qui a soutenu la grève des mineurs au Royaume-Uni en 1984, ces exemples montrent qu’il y a une autre voie que celle de la « normalisation » et de la pacification de nos désirs.

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