Objet politique difficilement identifiable

Ce qu’a été et ce qu’est le péronisme

Virgina De La Siega

Ce qu’a été et ce qu’est le péronisme

Virgina De La Siega

Le 27 octobre Alberto Fernández et Cristina Fernández, candidats d’un péronisme pour l’occasion réunifié, seront élus . A nouveau, ce courant dirigera donc le pays. Il est impossible de comprendre l’Argentine et ses contradictions sans analyser ce qu’a été et ce qu’est aujourd’hui le péronisme.

Pour la majorité des Argentins, même ceux qui ne s’intéressent pas à la politique, on est péroniste ou anti-péroniste. C’est la grande ligne de division politique dans le pays depuis qu’une junte militaire, qui a pris le pouvoir en 1943, a nommé Juan Domingo Perón – alors colonel – à un poste en apparence de second plan, celui de secrétaire d’Etat au Travail.

Le péronisme de 1945 diffère de celui des années 1970, tout comme des privatisations à outrance et de la dollarisation de Menem, péroniste lui aussi, dans les années 1990, ou encore du « progressisme » des Kirchner, péronistes, également. Les réactions de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie anti-péroniste n’ont pas non plus été à chaque moment identiques. Au long de ses 74 années d’existence, le péronisme a su s’adapter aux changements économiques, sociaux et politiques, en se perpétuant comme aucun autre mouvement de même type n’a su le faire, ni en Amérique latine ni ailleurs dans le monde.

La rencontre d’un mouvement bourgeois particulier et d’une classe ouvrière combative et organisée

Pour le cône sud de l’Amérique latine, la fin de la Deuxième Guerre mondiale a été marquée par le passage de témoin entre le Royaume-Uni, puissance mondiale déclinante, et les Etats-Unis devenus le nouveau centre dominant de l’impérialisme capitaliste. Ce changement de pouvoir hégémonique y a favorisé l’expression de la vague anti-néocoloniale et anti-impérialiste.

Comme d’autres dirigeants de pays coloniaux ou semi-coloniaux ayant décidé de maintenir une soi-disant position équidistante entre les Etats-Unis et l’URSS, Perón, défendant l’idée d’une « troisième position » ne voulait rien d’autre qu’un développement industriel et capitaliste. Mais un tel objectif était inatteignable si l’on ne s’affrontait pas à l’impérialisme britannique, qui maintenait l’Argentine dans un rôle de pourvoyeur de matières premières et, surtout, de viande et de blé à destination de la métropole [1].

Une des raisons de la neutralité de l’Argentine face à la Deuxième Guerre mondiale est justement que si elle était entrée dans le conflit, elle n’aurait plus été en mesure de garantir l’approvisionnement alimentaire du Royaume-Uni. Cette décision a ainsi opposé l’Argentine (et le Royaume-Uni) aux Etats-Unis qui, depuis Pearl Harbour, faisaient pression sur tous les pays latino-américains afin qu’ils déclarent la guerre aux forces de l’Axe.

Perón sut tirer parti du bref intermède durant lequel la décadence de la puissance britannique ne lui permettait plus de contrôler l’économie argentine, alors que les Etats-Unis n’étaient pas encore assez forts pour intégrer le pays à leur « arrière-cour ». Dans l’objectif de mener une politique indépendante de la volonté des puissances impérialistes, il fit le choix de s’appuyer sur la classe ouvrière argentine qui était, à cette époque avec ses homologues du Chili et d’Uruguay, la plus organisée et politisée d’Amérique latine [2].

Les premières organisations ouvrières, formées au milieu du XIXe siècle par des immigrés italiens et espagnols, avaient été les sociétés d’entraide mutuelle. La Fédération ouvrière argentine (FOA), d’orientation anarchiste, renommée ensuite FORA (Fédération ouvrière régionale argentine), a été fondée en 1901. Le mouvement syndical anarchiste, très combatif et qui dirigeait les organisations syndicales les plus importantes, s’est cependant retrouvé écrasé sous la répression féroce de la bourgeoisie, et la FORA s’est auto-dissoute en 1922. En a résulté une fragmentation du mouvement ouvrier en diverses centrales syndicales, dirigées respectivement par des anarchistes, des socialistes, des communistes ou des « syndicalistes purs » ne souhaitant pas se positionner sur des questions politiques.

En 1930 surgit la Confédération générale du travail (CGT) qui, en rupture avec les principes de lutte de classe et internationalistes de la FORA, se consolida comme une organisation d’aide solidaire et de défense apolitique des intérêts des travailleurs. C’est de cette organisation que Perón allait faire la colonne vertébrale de son mouvement.

Une des conséquences de la Deuxième Guerre mondiale fut la nécessité pour l’Argentine de développer une industrie capable de fabriquer les produits manufacturés qui n’arrivaient plus du Royaume-Uni et d’Europe. En 1943, la valeur de la production industrielle dépassa pour la première fois celle des produits agricoles. Entre 1941 et 1946, les effectifs de la classe ouvrière augmentèrent de 38 %, se concentrant dans le Grand Buenos Aires où se trouvèrent regroupés 58 % des entreprises industrielles et 61 % des ouvriers du pays.

C’est la structure même de la société qui se transformait. Une nouvelle classe ouvrière, issue d’un métissage entre immigrés européens et population originaire, commença à s’organiser et à revendiquer. La bourgeoisie et la petite-bourgeoisie, qui avaient fait leur le rêve d’un pays blanc qui soit un reflet de l’Europe, se réveillèrent brusquement dans la haine de ces « noirs incultes » qui s’imaginaient pouvoir réclamer des droits.

Le point de rupture du 17 octobre 1945

Le 4 juin 1943 se produisit le coup d’Etat militaire après lequel le colonel Perón se retrouva en charge du secrétariat d’Etat au Travail, un poste considéré très secondaire. En s’appuyant sur la CGT, Perón créa une justice du travail, imposa une indemnisation des licenciements ainsi que le versement d’une retraite à deux millions de travailleurs. Il fit adopter un statut du travailleur agricole ainsi que celui du journalier (créant dans les deux cas des droits auparavant inexistants), et abroger le décret-loi réglementant l’action syndicale qui avait pourtant été pris par la junte militaire elle-même. Les syndicats commencèrent à recruter massivement.

En juillet 1945, une série d’organisations syndicales désignèrent Perón comme leur candidat aux élections présidentielles à venir. La société se polarisa. On trouvait d’un côté le secteur favorable à l’impérialisme US, dirigé par la grande bourgeoisie à travers ses organisations patronales, la Société rurale (grands propriétaires terriens), l’Union industrielle et la Bourse du commerce (à la fois Bourse des valeurs et Chambre de commerce) ; celles-ci entraînaient derrière elles les classes moyennes et les étudiants universitaires, représentés au plan politique par l’Union civique radicale (UCR) et le Parti démocrate progressiste, mais aussi le Parti socialiste et le Parti communiste.

C’est à ce moment que ces deux derniers partis, après une série de trahisons (notamment, pour le PCA, à l’occasion de la grande grève des abattoirs d’octobre 1943) qui avaient déjà sérieusement entamé leur influence, se sont définitivement déconsidérés aux yeux de la classe ouvrière. De la Société rurale au Parti communiste, toutes les composantes de l’opposition s’érigeaient contre Perón et ses partisans, en agitant le mythe d’un péronisme agent du nazisme, une accusation s’appuyant sur le fait que la junte militaire à laquelle Perón appartenait avait refusé d’entrer en guerre contre l’Axe.

De l’autre côté se trouvaient la classe ouvrière et celles de ses organisations soutenant « le colonel », celui qui avait rendu possibles les conquêtes dont les socialistes, les communistes et les anarchistes parlaient depuis des décennies.

Mais ces réformes incommodèrent la bourgeoisie argentine à un point tel que, début octobre 1945, un pronunciamiento contraignit Perón à la démission, avant qu’il ne se trouve envoyé en prison. Dès que son arrestation fut connue, des syndicats régionaux lancèrent des appels à la grève, tandis que des débrayages et manifestations réclamant sa libération éclataient spontanément dans plusieurs centres industriels.

Le 17 octobre 1945 eut lieu la plus grande manifestation ouvrière de l’histoire argentine. Aux premières heures de la matinée, les travailleurs du sud et de l’ouest de la capitale, ainsi que ceux du sud du Grand Buenos Aires, commencèrent à converger vers le centre-ville, sans que personne n’organise ou ne coordonne l’action. Beaucoup de ceux qui venaient du Grand Buenos Aires durent traverser le Riachuelo, qui se jette dans le Río de la Plata, à la nage ou sur des barques, après que ses ponts avaient été relevés. Selon des calculs réalistes, non officiels, il y eut sur la place de Mai et dans ses environs immédiats entre 100 000 et 120 000 personnes (les péronistes parlent d’un demi-million).

Perón fut libéré, prononça son premier discours depuis le balcon de la Casa Rosada, le palais présidentiel, et invita tout le monde… à rentrer à la maison. Sans surprise, il fut élu président (la première de trois fois) en février 1946, en tant que candidat du Parti travailliste.

Le 17 octobre passait à l’histoire. La classe ouvrière argentine devenait un acteur central de la vie politique du pays… en se rangeant derrière un dirigeant bourgeois. Les erreurs et trahisons des socialistes et des communistes avaient liquidé pour longtemps la possibilité d’un développement significatif des idées socialistes au sein du monde du travail. La place avait été prise par l’antinomie péronisme/anti-péronisme, qui allait diviser le pays durant 74 ans et qui se maintient jusqu’à aujourd’hui.

1945-1955 : l’institutionnalisation des syndicats et les « commissions internes »

A peine installé au pouvoir, Perón décida de dissoudre le Parti travailliste et de lancer le Parti péroniste, appelé ensuite justicialiste. La doctrine du justicialisme reposait sur trois piliers : justice sociale (droits sociaux et Etat-providence), indépendance économique (industrialisation du pays, nationalisation des secteurs clés de l’économie : banques, chemins de fer, pétrole, etc.), souveraineté politique (l’anti-impérialisme, basé sur la « troisième position » défendue dans le pacte de Bandung).

Perón institutionnalisa les syndicats, qui devinrent des courroies de transmission du gouvernement. Mais il créa aussi, sur tous les lieux de travail, des corps de délégués et des commissions internes. Chaque unité de travail de plus de dix salariés a droit à un délégué, élu par vote direct des travailleurs (syndiqués ou non) et intouchable par le patronat. L’ensemble des délégués forment le « corps de délégués », qui nomme en son sein la « commission interne de revendications ». Cette commission représente tous les travailleurs face au patronat, et sert de lien entre les syndicats au niveau régional et national et les travailleurs de chaque unité de travail.

A l’origine, la commission interne devait contrôler l’application du droit du travail sur les lieux de travail, tout en y renforçant la mainmise de la CGT et du Parti péroniste. Mais de manière contradictoire, les délégués étant élus directement par la base, la gauche non péroniste a pu gagner des positions dans les corps de délégués et les commissions internes, en y semant les graines d’un syndicalisme indépendant. Les historiens du mouvement ouvrier soulignent que ces commissions ont toujours été le bastion de la combativité ouvrière. Ce sont elles aussi qui ont permis au mouvement ouvrier péroniste de résister à la brutalité des attaques des dictatures militaires anti-péronistes.

Le coup d’Etat « gorille » de 1955

Le 12 juin 1955, une énorme manifestation anti-péroniste fut appelée par l’Eglise catholique, qui ne supportait pas le fait que Perón veuille séparer l’Eglise et l’Etat. Deux jours plus tard, la CGT riposta en déclarant la grève générale. Le 16 juin, l’aviation de la marine bombarda la Casa Rosada dans l’objectif d’assassiner Perón. La CGT appela immédiatement les travailleurs à se rassembler sur la place de Mai. Les avions revinrent y bombarder les travailleurs, en massacrant plus de 350 d’entre eux, sous les vivats des habitants des quartiers résidentiels.

Les travailleurs réclamèrent des armes pour défendre « leur » gouvernement, mais Perón refusa de leur en remettre. Le 16 septembre, un nouveau coup d’Etat le renversa, et il partit alors en exil. C’est la victoire des « gorilles [3] ».

Suivirent des années de répression, d’emprisonnements et d’exécution, qui ne furent dépassées dans l’horreur que par la dictature militaire de 1976. Non seulement le parti péroniste fut interdit, mais on prohiba sous peine d’emprisonnement le fait même de prononcer les noms de Perón et d’Evita, son épouse décédée en 1952. La résistance ouvrière péroniste, fragmentée et dépourvue de direction, ne survit que grâce aux commissions internes.

1973 : « Perón, Evita, la patrie socialiste »

Ebranlée par la montée des luttes ouvrières et étudiantes, qui fit irruption en 1969 avec les semi-insurrections de Rosario (« Rosariazo ») et Córdoba (« Cordobazo »), la dictature militaire n’eut pas d’autre choix que de se retirer. Le péronisme remporta les élections de mars 1973 et Perón, revenu de son exil, redevint président au mois de septembre.

La brutalité du gouvernement anti-péroniste avait provoqué la rupture d’un secteur de la classe moyenne. Sous l’influence de la révolution cubaine et de la théologie de la Libération, la jeunesse petite-bourgeoise, qui en 1955 avait soutenu le coup d’Etat, prit en grand nombre parti pour les secteurs populaires stigmatisés. Sous les gouvernements militaires qui se sont succédé, rejoindre le péronisme était une façon d’entrer en politique contre la dictature. Surtout si l’on avait de Perón la perception, totalement idéalisée, d’un dirigeant révolutionnaire qui aurait pu être favorable à une Argentine socialiste.

Mais Perón était évidemment un dirigeant bourgeois très loin de souhaiter la fin du système capitaliste. Estimant, sur la base de son expérience des années 1950, qu’il parviendrait à imposer une synthèse entre ce mouvement de radicalisation et la droite péroniste, Perón lâcha la bride aux jeunes militants de gauche qui se réclamaient de lui. Cela ne pouvait déboucher que sur une catastrophe. Les affrontements entre la droite syndicale péroniste et la gauche péroniste guérillériste furent atroces, avec des attentats et des morts, sous les yeux effarés d’une population impuissante.

Le coup d’Etat militaire du 24 mars 1976, répondant à une montée très puissante de l’insubordination ouvrière que le péronisme n’avait pas su contrôler, déboucha sur une répression comme le pays n’en avait jamais connue. La junte militaire, anti-péroniste déclarée, s’employa à séquestrer, torturer et assassiner quiconque paraissait avoir le moindre lien avec la gauche péroniste, et la gauche en général, ainsi que ce qui avait été le noyau de la résistance péroniste des années 1950 et 1960 : les commissions internes. Le fait que ces dernières aient survécu malgré tous les coups encaissés témoignait de la puissance maintenue de la classe ouvrière argentine.

Menem, péroniste ? La décennie 1990

La fin de la dictature, en 1983, s’accompagna pour le péronisme d’une défaite politique, puisqu’il fut pour la première fois battu dans une élection à laquelle il avait pu se présenter. Raúl Alfonsín, le candidat de l’Union civique radicale (UCR), fut élu président. La « revanche » allait intervenir six ans plus tard, lorsqu’Alfonsín se trouva contraint de quitter le pouvoir dans le cadre d’une crise d’hyperinflation (avec une inflation atteignant les 3000 % annuels), qui conduisit des secteurs de la population à piller les commerces pour pouvoir manger. En juillet 1989, le péroniste Carlos Saúl Menem devint le nouveau président.

Menem a été pour le capitalisme argentin une sorte de recours en dernière instance. Dans un pays en flammes, il a accédé au pouvoir sur la base d’un programme qui était « péroniste » : augmentation des salaires et « révolution productive ». Mais il a aussitôt mis en œuvre un programme néolibéral à outrance, qu’aucun gouvernement non péroniste n’aurait pu appliquer. Avec l’aide de la bureaucratie syndicale, Menem a utilisé une nouvelle crise d’hyperinflation, survenue en 1990, pour infliger une défaite à la classe ouvrière.

Au cours de ses dix années de présidence, le chômage a triplé, les inégalités ont explosé et la dette extérieure a atteint des niveaux insoutenables. YPF, l’entreprise pétrolière de l’Etat, et Aerolineas Argentinas, l’emblématique compagnie aérienne également propriété d’Etat, ont été privatisées, comme une soixantaine d’autres entreprises, vendues à des prix dérisoires. Des services essentiels tels que l’eau, le gaz, l’électricité, les chemins de fer et les télécommunications, mais aussi le système des retraites, sont passés entre des mains privées. Menem a par ailleurs signé dix décrets pardonnant pour leurs crimes 1200 responsables de la dictature militaire, dont ses principaux chefs qui avaient été jugés sous Alfonsín. Malgré cela, il a remporté les élections législatives de 1991 et 1993, et été réélu à la présidence en 1995.

Expliquer cette situation est tout un dilemme pour un péroniste traditionnel. Menem a été le président péroniste du néolibéralisme ascendant et de la « fin des idéologies ». Il a profité de la défaite de la classe ouvrière, avec les deux hyperinflations et le chômage consécutif aux privatisations, pour appliquer le programme économique qu’exigeait la bourgeoisie, nationale comme internationale. Le plan de convertibilité qui a arrimé le peso au dollar – monnaie de référence dans la société argentine – a stoppé l’inflation et ouvert pour un temps le crédit, y compris immobilier, à de larges secteurs des classes moyennes.

La révolte populaire de 2001 et le kirchnérisme

Ce plan très irréaliste – du fait des faiblesses de l’économie et de la monnaie argentines – finit par s’effondrer sous le successeur de Menem, le radical De la Rúa, qui se trouva contraint de fuir en hélicoptère le palais présidentiel encerclé et menacé par les manifestants. Les journées révolutionnaires des 19 et 20 décembre 2001, connues sous le nom d’« Argentinazo », ouvrirent une étape d’instabilité politique, de radicalisation et de luttes.

Après que trois présidents intérimaires, tous péronistes (Puerta, Rodríguez Saá, Camaño), se furent succédé en quelques jours, c’est un autre péroniste, Eduardo Duhalde, concurrent malheureux de De la Rúa lors de la présidentielle précédente, qui se vit remettre la charge par l’Assemblée législative (réunion du Sénat et de la Chambre des députés). Au prix de grandes difficultés – et d’une forte baisse du niveau de vie des salariés et d’autres secteurs populaires, consécutive notamment à la dévaluation du peso –, Duhalde parvint à stabiliser un tant soit peu la situation. Et c’est encore un autre péroniste, Néstor Kirchner, qui lui succéda à la suite des élections d’avril 2003.

Si Menem a représenté le péronisme du néolibéralisme ascendant, les Kirchner (Néstor jusqu’en décembre 2007, puis son épouse Cristina Fernández jusqu’en 2015) ont été les péronistes des années où les peuples latino-américains, las des politiques de misère et d’exclusion du néolibéralisme, ont choisi des gouvernements « progressistes », pratiquant des politiques de redistribution partielle des profits, pour succéder à ceux qu’ils avaient chassés par leurs mobilisations de masse.

Néstor Kirchner était un « outsider » de la politique, qui ne bénéficiait du soutien ni de l’appareil du Parti justicialiste, ni des gouverneurs péronistes des provinces. Il passa un accord avec des secteurs de centre-gauche, péronistes et non péronistes, afin de tenter de répondre aux demandes insatisfaites de la société, concernant notamment le chômage et les droits humains. La réétatisation des retraites, l’instauration de l’allocation universelle par enfant, la loi sur le mariage pour tous, l’annulation du pardon et la reprise des procès de militaires de la dictature, sont des mesures qui ont bénéficié d’un consensus majoritaire. La période d’abondance ouverte par la hausse des prix des matières premières a permis de mener une politique redistributive qui a réduit la pauvreté, passée de 50 % de la population en 2002 à 30 % à la fin 2015.

Les douze années de gouvernement des Kirchner ont vu ressurgir l’antinomie péronisme/anti-péronisme, Cristina Fernández de Kirchner concentrant les fureurs de l’opposition de droite. Pour celle-ci, le kirchnérisme était un régime corrompu qui se servait du pouvoir pour s’enrichir, c’était le « populisme » qui voulait transformer l’Argentine en un autre Venezuela, Cristina était la « nouvelle Evita ». En écho à l’anti-péronisme originel, l’ancien président de la Banque centrale, Javier González Fraga, déclarait récemment en défendant le bilan catastrophique du gouvernement Macri : « nous venons de douze années pendant lesquelles les choses ont été mal faites (…) on a fait croire à un employé moyen que son salaire lui permettrait d’acheter un téléphone cellulaire, un écran plasma, une automobile, une moto, ou de voyager à l’étranger. »

Et maintenant ?

Mauricio Macri, qui avait promis une « pauvreté zéro » et la fin de l’inflation, termine son mandat avec 16 millions de pauvres, une inflation de 57,3 % et une dette extérieure impossible à payer. L’échec de son gouvernement conduira les Argentins à voter majoritairement, le 27 octobre, pour la formule présidentielle Fernández- Fernández, en espérant que le retour au pouvoir du péronisme leur permettra de vivre mieux.

Au cours de ses plus de 70 ans d’existence, le péronisme a démontré une capacité inédite à s’adapter à des conditions historiques et sociales changeantes, qui lui a permis de contrôler le mouvement ouvrier et de sauver à plusieurs reprises le système capitaliste.

Quelles seront les caractéristiques du péronisme d’Alberto Fernández ? Les conditions difficiles de la situation dont il hérite lui permettront-il d’améliorer les conditions de vie des travailleurs et de freiner leurs mobilisations ? Ou son gouvernement sera-t-il enfin celui sous lequel les travailleurs argentins rompront avec le péronisme et se serviront de leur expérience et de leur capacité de lutte pour prendre leur destin en main, en construisant un parti indépendant qui les mènera à la révolution et au socialisme ? C’est ce que la gauche révolutionnaire argentine attend et espère depuis des décennies.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1L’Argentine était alors une semi-colonie britannique. Après la signature, le 1er mai 1933, du « pacte Roca-Runciman », qui soumit totalement l’économie du pays au Royaume-Uni, le vice-président Julio Argentino Roca alla jusqu’à déclarer que « l’Argentine est la perle la plus précieuse de la couronne britannique ». Une opinion partagée par le membre du parlement de Westminster, Sir Arthur M. Samuel, qui avait affirmé le 12 février de la même année que « la meilleure solution aux problèmes (…) est que l’Argentine devienne un membre déclaré de l’Empire britannique »

[2Trotsky avait défini ce type de politique et de régime dans les pays semi-coloniaux comme un « bonapartisme sui generis ». Voir notamment son article de juin 1938, « L’industrie nationalisée et la gestion ouvrière », in Œuvres 18, juin 1938-septembre 1938, Institut Léon Trotsky, 1984.

[3En castillan, « golpe gorila ». Le « gorille » est un anti-péroniste de droite (ou allié à la droite) forcené.
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