[MOTS-CROISES]

Capitalisme et patriarcat

Cinzia Arruzza

Mots-croisés

Capitalisme et patriarcat

Cinzia Arruzza

Un débat qui plonge ses racines au plus profond du mouvement féministe et du marxisme : quels rapports entre patriarcat et propriété ?

Cinzia Arruzza, militante marxiste et féministe, qui enseigne la philosophie à la New School for Social Research de New York revient, dans cet article publié, dans sa version en anglais, dans Viewpoint, sur la problématique capitalisme/patriarcat dans le débat féministe contemporain.

I. Patriarcat et/ou capitalisme : Rouvrons le débat

Il est assez courant de trouver dans des textes, des tracts, des articles ou des documents féministes, des références au patriarcat et aux rapports patriarcaux. On utilise souvent le terme de patriarcat pour signifier le fait que l’oppression et l’inégalité de genre ne sont pas sporadiques ou exceptionnelles. Elles ne peuvent être réduites à des phénomènes qui ne se produiraient qu’à l’intérieur des relations interpersonnelles car ce sont, au contraire, des questions qui traversent la société toute entière et qui se reproduisent sur la base de mécanismes que l’on ne peut pas expliquer en restant sur le plan individuel.

Bref, on utilise souvent le terme de patriarcat pour souligner que l’oppression de genre est un phénomène doté d’une certaine cohérence et d’un caractère social, et non pas seulement interpersonnel. Cependant, les choses deviennent un peu plus compliquées si on veut être plus précis sur ce que l’on entend exactement par « patriarcat » et « système patriarcal ». Et on fait encore un pas de plus dans la complexité si on commence à se demander quel est le lien entre le patriarcat et le capitalisme et quelle est leur relation.

Itinéraire de la question

Pendant une courte période entre les années 70 et le milieu des années 80, la question du rapport structurel entre le patriarcat et le capitalisme a fait l’objet d’un débat animé entre théoriciens et militants du courant matérialiste et marxiste du féminisme (du féminisme marxiste au féminisme matérialiste d’origine français, en passant par les différente variante de ce que l’on nomme « socialist feminism » ; le féminisme marxiste ou matérialiste Afro-américain, le féminisme matérialiste lesbien, etc.). Les questions fondamentales qui étaient posées tournaient plus ou moins autour de deux axes : 1) est-ce que le patriarcat est un système autonome par rapport au capitalisme ? ; 2) est-il correct d’utiliser le terme « patriarcat » pour désigner l’oppression et l’inégalité de genre ?

Ce débat, à l’occasion duquel des écrits d’un grand intérêt ont été produits, s’est progressivement démodé conjointement au recul de la critique du capitalisme et alors que s’affirmaient des courants féministes qui, soit ne remettaient pas en question l’horizon libéral ; soit essentialisaient les rapports hommes-femmes et sortaient donc le genre de son contexte historique ; soit éludaient la question de la classe et du capitalisme tout en élaborant des concepts qui se sont révélés très fructueux pour la déconstruction du genre (en particulier la théorie « Queer » des années 90).

Naturellement, se démoder ne signifie pas disparaître, et, pendant les décennies suivantes, diverses théoriciennes féministes ont continué à travailler sur ces questions, au risque parfois de passer pour des rétrogrades et d’être considérées comme des vestiges de guerre un peu fastidieux dont on tolère l’existence. Et elles ont certainement eu raison de persévérer. En même temps qu’à une crise économique et sociale, nous assistons actuellement à un retour de l’attention, partiel mais significatif, sur le rapport structurel entre oppression de genre et capitalisme.
Pendant ces dernières années, nous n’avons certainement pas manqué d’analyses empiriques ou descriptives de phénomènes ou de questions spécifiques, comme par exemple la féminisation du travail, l’impact des politiques libérales sur les conditions de vie et de travail des femmes, l’oppression croisée de genre, de race et de classe, ou le rapport entre les différentes constructions de l’identité sexuelle et les régimes d’accumulation capitaliste. Cependant, c’est une chose que de « décrire » un phénomène ou un ensemble de phénomènes sociaux dans lequel le lien entre le capitalisme et l’oppression de genre apparait d’une manière plus ou moins évidente. C’en est une autre de donner une explication « théorique » de la raison de ce lien entre capitalisme et oppression de genre identifié dans ces phénomènes et de comment cela fonctionne. Il faut alors se demander s’il existe un « principe organisateur » de ce lien.

Par souci de concision et de clarté, je vais essayer de synthétiser les hypothèses les plus intéressantes qui ont été suggérées jusqu’à maintenant. Dans les remarques suivantes, j’analyserai et questionnerai ces différentes hypothèses de manière séparée. Par honnêteté intellectuelle et pour éviter les malentendus, je précise tout de suite que ma reconstruction des différents points de vue n’est pas impartiale. Mon point de vue peut en fait être synthétisé par l’hypothèse n°3 ci-dessous.

Trois hypothèses

Première hypothèse : la « Dual or triple systems theory » (la théorie du système dual ou triple)

On peut synthétiser la vision originale de cette hypothèse en ces termes : le rapport de genre et de sexe constitue un système autonome qui se lie et se mélange avec le capitalisme, remodelant les rapports de classe, mais qui est lui-même modifié dans un rapport d’influence et d’interaction réciproque. La version la plus à jour de cette théorie inclut également les rapports de race, eux aussi considérés comme un système de relations sociales autonome et entrelacé avec les rapports de genre et de classe.

A l’intérieur du féminisme matérialiste, on couple ces considérations avec d’autres sur les rapports de genre et de race qui sont vus comme des systèmes de rapports d’oppression tout autant que des rapports d’exploitation. En général, ces hypothèses ont une compréhension des rapports de classe en termes substantiellement économiques : c’est l’interaction entre le patriarcat et le système de domination racial qui leur donne un caractère qui dépasse l’exploitation économique basique. Une variante de cette hypothèse est celle qui voit les rapports de genre comme un système de rapports culturels et idéologiques dérivant des modes de production et des formations sociales antérieures et indépendants du capitalisme et qui interviennent sur les rapports capitalistes en leur donnant une dimension de genre.

Seconde hypothèse : « Le capitalisme indifférent »

L’oppression et l’inégalité de genre sont le résidu de formations sociales et de modes de production antérieurs au sein desquels le patriarcat organisait directement la production tout en déterminant une division sexuées rigide du travail. Le capitalisme serait en soi indifférent aux rapports de genre et pourrait s’en passer, à tel point que c’est le capitalisme lui-même qui a dissout le patriarcat dans les pays capitalistes avancés et qui a restructuré de manière radicale les rapports familiaux. En gros, le capitalisme a un rapport essentiellement structurel avec l’inégalité de genre : il l’utilise là où cela se révèle utile et il la met en crise là où elle constitue par contre un obstacle.

Ce point de vue a plusieurs variantes. On peut passer de ceux qui soutiennent que les femmes ont connu une émancipation à l’intérieur du capitalisme de caractère inédit par rapport aux autres types de société, ce qui démontrerait que le capitalisme ne représente pas un obstacle structurel à la libération des femmes à ceux qui soutiennent, au contraire, qu’il faut distinguer adéquatement le plan d’analyse logique du plan d’analyse historique. D’un point de vue logique, le capitalisme pourrait facilement se passer de l’inégalité de genre, mais si on passe des expérimentations théoriques à la réalité historique, ce n’est pas exactement ainsi que cela se passe.

Troisième hypothèse : la « Théorie Unitaire »

Selon cette théorie, il n’existe plus, dans les pays capitalistes, de système patriarcal qui soit autonome du capitalisme. Mais c’est une autre question de parler des rapports patriarcaux qui continuent, eux, à exister, sans pour autant constituer un système autonome. Cependant, nier que le patriarcat soit un système dans les pays capitalistes ne revient pas à nier que l’oppression de genre existe bel et bien et qu’elle découle des rapports sociaux et interpersonnels dans leur ensemble. Et cela ne revient pas non plus à réduire un seul des aspects de cette oppression à une conséquence mécaniste et directe du capitalisme ou encore à l’expliquer de manière strictement économique.

Bref, il ne s’agit d’aucune façon d’être réductionniste ou économiciste ou de sous-estimer la centralité de l’oppression de genre. Il s’agit plutôt de développer ses définitions et les concepts qu’utilise cette oppression et de ne pas simplifier ce qui est, par nature, complexe. De manière particulière, les théoriciennes qui ont essayé de développer la Théorie Unitaire ont désapprouvé l’idée selon laquelle le patriarcat serait aujourd’hui un système doté de règles de fonctionnement et de mécanismes de reproductions autonomes. En même temps, elles ont insisté sur la nécessité de considérer le capitalisme non pas comme un ensemble de lois et de mécanismes purement économiques, mais plutôt comme un ordre social complexe et articulé, qui contient en son sein des rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation.
De ce point de vue, la tentative est de comprendre comment la dynamique d’accumulation capitaliste continue à produire, reproduire, transformer, renouveler et maintenir des rapports de hiérarchie et d’oppression, sans traduire ces mécanismes en des termes strictement économiques et automatiques.

II. Un, deux ou trois systèmes ?

En 1970, Christine Delphy a écrit un essai assez court : « L’ennemi principal », dans lequel elle théorisait l’existence d’un mode de production patriarcal, son rapport ainsi que sa non-coïncidence avec le mode de production capitaliste. Elle définissait les femmes au foyer comme une classe, dans le sens économique du terme.
Neuf ans plus tard, Heidi Hartmann publiait l’article « Le mariage malheureux du marxisme et du féminisme », dans lequel elle soutenait la thèse selon laquelle le patriarcat et le capitalisme seraient deux systèmes autonomes mais entrelacés pour des raisons historiques. Selon elle, les lois de l’accumulation capitaliste seraient insensible au sexe de la force de travail et, si le capitalisme a besoin de créer des relations hiérarchiques dans la division du travail, c’est le racisme et le patriarcat qui déterminent qui doit remplir les positions hiérarchiques et de quelle manière.
Cette hypothèse prit le nom de « Dual systems theory », théorie des deux systèmes. En 1990, avec « Theorizing Patriarchy », Sylvia Walby proposait une reformulation de cette théorie des deux systèmes en y ajoutant un troisième, le système racial, et proposait de considérer le patriarcat comme un système variable de relations sociales composé de six structures : le mode patriarcal de production, les relations patriarcales entre travail salarié et rémunération, les relations patriarcales dans l’État, les violences masculines, les relations patriarcales dans la sexualité et les relations patriarcales dans les institutions culturelles. Ces six structures se conditionnent réciproquement tout en restant autonomes ; elles peuvent, en outre, être publiques ou privées. Plus récemment, Danièle Kergoat a proposé une théorie de l’essence commune des relations patriarcales, de classes et de races : il s’agirait de trois systèmes de relations basés sur l’exploitation et la domination qui se croisent et ont la même substance (exploitation et domination), mais sont en même temps distinctes comme les trois parties de la trinité chrétienne.
Ce bref survol d’auteures et d’essais n’est qu’un exemple des différentes façons dont on a été théorisé le croisement entre le système patriarcal et le système capitaliste et ce qui les distingue l’un de l’autre. Il en existe d’autres, mais je suis obligée de limiter l’énumération à ces exemples, qui sont aussi parmi les plus clairs ainsi que parmi les plus systémiques et complexes. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer, la difficulté de ce débat concerne la définition du patriarcat. Il n’existe pas de définition univoque, mais plutôt un ensemble de propositions, dont certaines sont compatibles entre elles et dont d’autres sont en contradiction. Ne pouvant pas toutes les analyser, je propose pour l’instant de travailler sur le concept de système patriarcal entendu comme système de relations, tant matérielles que culturelles, de domination et d’exploitation des femmes par les hommes. Un système pourvu de sa propre logique tout en étant perméable aux changements historiques et ce, en relation continue avec le capitalisme.

Avant d’analyser les problèmes évoqués par cette approche théorique, il faut définir l’exploitation et opérer quelques distinctions. Du point de vue des relations de classe, l’exploitation se définit par un processus ou un mécanisme d’expropriation du surplus produit par une classe travailleuse au bénéfice d’une autre classe. Cela peut se produire soit via des mécanismes automatiques comme par exemple le salaire ou l’expropriation violente du produit du travail d’autrui - comme c’était le cas pour la corvée à laquelle les serfs étaient contraints par leurs seigneurs féodaux qui l’imposaient par l’autorité et par des moyens violents de coercition. L’exploitation capitaliste, dans le sens marxiste du terme, est une forme spécifique d’exploitation qui consiste à extorquer la plus-value produite par la travailleuse ou par le travailleur au bénéfice du capitaliste. Généralement, pour pouvoir parler d’exploitation capitaliste, il faut être sur le terrain de la production de marchandises, du travail abstrait, du temps de travail socialement nécessaire, de la valeur et de la forme salariale.

Évidemment, je laisse de cote ici d’autres hypothèses, telles que celle basée sur une subsomption réelle de la société dans son ensemble, qui a été défendue par la tradition opéraïste et post-opéraïste. Affronter cette thématique et ses conséquences pour la prise en compte des rapports de genre demanderait un autre article. En gros : l’extorsion de la plus-value est pour Marx le secret du capital, dans le sens que c’est l’origine de la richesse sociale produite et de ses mécanismes de distribution.
L’exploitation au sens d’extorsion de la plus-value n’est pas l’unique forme d’exploitation qui existe à l’intérieur de la société capitaliste : pour faire simple, on peut dire qu’un employé dans un secteur non-productif (en termes de valeurs) est tout de même exploité au sens d’extorsion de la plus-value. Et les conditions de salaire, de vie et de travail d’une vendeuse peuvent parfaitement être pires que celles d’un ouvrier d’usine. De plus, au-delà des équivoques et des débats à tendance un peu économicistes du passé, il est important de préciser que du point de vue des procédés d’objectivisation politique, la distinction entre travailleurs productifs et improductifs (dans le sens de production de valeur ou de plus-value) est pratiquement sans intérêt. A la rigueur, les mécanismes et les formes d’organisation et de division du processus de travail sont plus importants.
Revenons maintenant à la théorie des deux systèmes et au problème du patriarcat.

Premier problème

Si on définit le patriarcat comme un système d’exploitation, il en découle une logique selon laquelle il y a une classe exploitante et une exploitée, ou, pour mieux rendre l’idée, une classe expropriatrice et une classe expropriée. Qui compose alors ces classes ? Les réponses peuvent être : toutes les femmes et tous les hommes, ou alors seulement quelques femmes et quelques hommes (par exemple, dans le cas cité par Delphy, les femmes au foyer et les membres masculins adultes de leurs familles). Si on parle de patriarcat comme système d’exploitation dans la sphère « publique », on peut alors soulever l’hypothèse selon laquelle l’exploiteur ou l’expropriateur serait l’État. Les « féministes ouvriéristes » ont appliqué la notion d’exploitation capitaliste du travail domestique, mais leur position ne peut être prise en compte dans le contexte de cet article car, selon elles, le véritable expropriateur du travail domestique est le capital, ce qui veut dire en fait que le patriarcat ne serait pas un système autonome d’exploitation.

Or, dans le cas des travaux de Delphy, l’hypothèse selon laquelle les femmes au foyer sont une classe et leurs proches masculins (en particulier les maris) seraient la classe exploiteuse est non seulement pleinement articulée, mais également portée à ses conséquences extrêmes. En termes de logique, cela signifierait que l’épouse au foyer d’un travailleur immigré appartiendrait à la même classe sociale que la femme d’un capitaliste : elles ont toutes deux produit des valeurs d’usage (dans un cas un travail de soin pur et simple, dans l’autre, un travail de « représentation » d’un certain statut social, par l’organisation de réceptions par exemple) et ce dans une relation d’exploitation de nature servile, c’est-à-dire en fournissant leur travail en échange de leur propre entretien financier par le mari.

Dans « L’ennemi principal », Delphy insiste aussi sur le fait que l’appartenance à la classe patriarcale devrait être un fait plus relevant que l’appartenance à la classe capitaliste. Donc, la solidarité entre la femme du capitaliste et la femme de l’ouvrier immigré devrait prévaloir sur la solidarité de classe entre la femme de l’ouvrier immigré et son mari ou avec les autres membres de la classe de son mari (ou, et ceci relève plus de l’optimisme que d’autre chose, elle devrait prévaloir sur la solidarité de classe entre la femme du capitaliste et ses amis du club de golf). Au final, la pratique politique de Delphy a été en contradiction évidente avec les conséquences logiques de sa théorie, ce qui en met d’autant plus en évidence les limites analytiques de celle-ci.

En outre, si on définit les hommes et les femmes (dans une version ou l’autre) comme deux classes d’exploiteurs et d’exploités, nous devons arriver à la conclusion que nous sommes face à un antagonisme de classes irréconciliables dont les intérêts sont réciproquement en contradiction. Mais faut-il en conséquence nier que les hommes profitent et tirent avantages du travail non-rétribué des femmes ? Non, car cela constituerait une erreur symétrique, commise malheureusement par de nombreux marxistes qui ont poussé le raisonnement jusqu’à son extrême opposé. Il est évident que le fait d’avoir quelqu’un qui vous prépare un repas chaud le soir est un avantage et se révèle plus pratique que de devoir sortir les poêles et les casseroles après une journée de travail. Il est donc assez « naturel » que les hommes aient tendance à s’accrocher à ce privilège. Bref, il est indéniable qu’il existe des rapports de domination et de hiérarchie sociale basées sur le genre et que les hommes, y compris ceux appartenant aux classes subalternes, en tirent des bénéfices.

Toutefois, cela n’implique pas automatiquement qu’il y ait antagonisme de classes. On pourrait travailler sur une autre hypothèse : dans la société capitaliste, la « privatisation » complète ou partielle du travail des soins, c’est-à-dire sa concentration à l’intérieur de la famille (quelle que soit la nature de la famille, y comprit les familles monoparentales féminines), l’absence d’une socialisation à large échelle de ce travail de soins, au travers de l’État social ou sous d’autres formes, tout cela détermine la charge de travail qui doit être assurée à l’intérieur de la sphère privée, en dehors du marché et en dehors des institutions. Les rapports de domination et d’oppression de genre déterminent la manière et les proportions dans lesquelles cette charge de travail sera distribuée, donnant lieu à une répartition inégalitaire : les femmes travaillent plus et les hommes moins. Mais il n’y a pas pour autant appropriation d’un « surplus ».

Existe-t-il une preuve du contraire ? Il suffit de faire une petite expérience de pensée. Le machiste de service n’aurait finalement rien à perdre en termes de distribution de la charge de travail si le travail de soins était complètement socialisé plutôt que d’être effectué par sa femme. Donc, en termes structurels, il n’y a pas d’intérêts antagonistes ou irréconciliables sur le long terme. Naturellement, cela ne signifie pas qu’il en soit conscient, il peut très bien avoir tellement intégré la culture sexiste qu’il en ait développé une forme de narcissisme aiguë basée sur l’idée de sa présumée supériorité masculine, ce qui l’amène à s’opposer naturellement à toute tentative de socialisation du travail de soins ou à toute émancipation de sa femme. Le capitaliste, par contre, a quelque chose à perdre en cas de socialisation des moyens de productions, il ne s’agit alors pas seulement de ses convictions sur la manière dont fonctionne le monde et de sa propre place à l’intérieur de celui-ci, il s’agit alors du pactole qu’il avait joyeusement exproprié aux prolétaires.

Deuxième problème

La seconde problématique insiste sur le fait que les relations patriarcales constituent aujourd’hui un système indépendant à l’intérieur de la société capitaliste avancée, ce qui soulève la question épineuse d’en justifier le moteur : pourquoi ce système se reproduit-il continuellement ? Pourquoi persiste-t-il ? S’il s’agit d’un système indépendant, la raison doit en être interne et non externe. Le capitalisme, par exemple, est un mode de production tout en étant un système de rapports sociaux, dont la logique peut être identifiée et reconnue : selon Marx, il s’agit d’un processus de valorisation de la valeur. Naturellement, identifier quel est le moteur dans le processus de valorisation de la valeur ne signifie pas avoir dit tout ce qu’il y avait à dire sur le capitalisme. Cela reviendrait à prétendre qu’il est suffisant d’expliquer l’anatomie du cœur et son fonctionnement pour expliquer l’anatomie du corps humain. Le capitalisme est un ensemble complexe de processus et de relations. Cependant, comprendre quel est le cœur et son fonctionnement me semble une nécessité analytique fondamentale.

Là où les relations patriarcales jouent un rôle direct dans l’organisation des rapports de production (qui produit, comment, qui s’approprie quoi, comment est organisée la reproduction des conditions de production, etc.), il est assez facile d’identifier le moteur du système patriarcal. C’est le cas par exemple des sociétés agraires, au sein desquelles la famille patriarcale constitue directement l’unité de production de base. Mais c’est plus compliqué dans la société capitaliste, où les relations patriarcales n’organisent pas directement la production, tout en jouant un rôle dans la division du travail, et où la famille a été reléguée dans la sphère privée et de reproduction.
Arrivé à ce point, soit on fait comme Delphy et pas mal de matérialistes féministes : on identifie dans le patriarcat contemporain un mode de production spécifique ou, du moins, un ensemble de rapports d’exploitation, mais on retombe alors dans le premier problème déjà évoqué. Au-delà de cela, il ne reste que peu d’options disponibles.

Une hypothèse qui a déjà été avancée par le passé est que le patriarcat serait un système idéologique indépendant, dont le moteur résiderait donc dans le processus de production des signifiants et des interprétations du monde. Mais on se heurte alors ici à d’autres problèmes : si l’idéologie est la façon dont nous interprétons nos conditions d’existence et notre relation à celles-ci, il devrait exister un lien entre idéologie et conditions sociales d’existence. Un lien certainement pas mécanique, ni automatique, ni d’ailleurs à sens unique. Mais il s’agirait tout de même d’une certaine forme de lien, faute de quoi nous risquons d’avoir une conception fétichiste et a-historique de la culture et de l’idéologie. Or, le fait que le système patriarcal soit compris comme un système idéologique et s’auto-reproduise constamment, et cela malgré les incroyables modifications introduites par le capitalisme dans la vie et les rapports sociaux depuis au moins deux siècles ; cela me semble peu convaincant. Une autre hypothèse est que le moteur pourrait être psychologique, mais dans ce cas aussi il risque d’aboutir sur une conception fétichiste et a-historique de la psyché humaine.

Dernier problème

Admettons que le patriarcat, les relations raciales et le capitalisme soient trois systèmes indépendants, mais qui se croisent et se renforcent réciproquement. Dans ce cas également se pose à nouveau la question de savoir quel est le principe organisateur et la logique de cette « sainte alliance ». Dans les textes de Kergoat, par exemple, la définition de ce rapport en termes consubstantiels reste une image descriptive, qui ne réussit pas à expliquer grand-chose. Les causes du croisement entre ces systèmes d’exploitation et de domination restent donc mystérieuses, tout comme pour la Sainte-Trinité !

Malgré ces problèmes, les théories des deux (ou des trois) systèmes, dans leurs différentes formes, restent l’hypothèse implicite de beaucoup de théories féministes récentes. La raison en est, à mon avis, qu’il s’agit de formes d’interprétations plus intuitives et immédiates. En d’autres termes, c’est une explication qui enregistre la réalité telle qu’elle se manifeste. Il est évident que les rapports sociaux impliquent des rapports de domination et de hiérarchie basés sur le genre ou la race qui sont perméables dans l’ensemble de la société et dans la vie quotidienne. L’explication la plus immédiate en est que ces rapports correspondent tous à des systèmes spécifiques et que c’est la manière dont ils se manifestent. Cependant, les explications les plus intuitives ne sont pas forcément les plus correctes.

III. Le capitalisme est-il « indifférent » à l’oppression des femmes ?

Un des points de vue les plus répandu chez les théoriciens marxistes est de considérer l’oppression de genre comme quelque chose qui n’est pas nécessaire à l’oppression du capital. Cela ne signifie pas que le capitalisme ne s’en serve pas et ne profite pas de l’inégalité de genre produite par les configurations sociales précédentes. Mais il s’agirait par contre d’un rapport opportuniste et contingent. Dans les faits, le capitalisme n’a pas vraiment le besoin de se servir de manière spécifique de l’oppression de genre, et les femmes ont bel et bien atteint, sous le capitalisme, un niveau de liberté et d’émancipation sans précédents dans les époques historique. Bref, la libération des femmes et le capitalisme n’auraient pas un rapport antagoniste.

Ce point de vue est perçu avec tant de faveur parmi les théoriciens marxistes venant des écoles les plus diverses qu’il vaut la peine de l’analyser à partir d’un article rédigé par l’une des plus intéressantes et intelligentes analystes marxistes des dernières décennies. Dans un article intitulé « Capitalism and Human Emancipation : Race, Gender, and Democracy » (dans : « The Socialist Feminist Project », coordonné par Nancy Holmstrom, 2002), Meiksins Wood commence par l’explication des differences fondamentales entre le capitalisme et les modes de production précédents. Le capitalisme n’est pas intrinsèquement lié à l’identité, à l’inégalité et aux différences extra-économiques, juridiques et politiques. Au contraire, l’extorsion de la plus-value se passe dans le cadre d’une relation entre des individus formellement libres et égaux et sans tenir compte de différences de statut juridique et politique. Le capitalisme n’est donc pas structurellement enclin à créer des inégalités de genre et il aurait même une tendance naturelle à remettre en question de telles différences et à diluer les identités de genre et de « race ».

Un rapport opportuniste ou fonctionnel ?

En outre, le développement capitaliste a créé les conditions sociales pour une critique de ces inégalités et une pression sociale en faveur de leur réduction qui n’a pas de précédent dans d’autres époques historiques - il suffit de penser à l’exemple de la littérature gréco-romaine, tant philosophique qu’historique, dans laquelle les positions abolitionnistes sont pratiquement inexistantes, malgré l’utilisation massive des esclaves à des fins productives.

En même temps, le capitalisme tend à utiliser de manière opportuniste les différences qui existent déjà et qui ont été héritées des sociétés précédentes. Il utilise par exemple les différences de « race » et de genre afin de créer des hiérarchies entre certains secteurs plus ou moins avantagés de la classe exploitée, en faisant passer ces hiérarchies pour des conséquences de différences naturelles, ce qui permet de masquer la nature réelle de ces hiérarchies et inégalités, à savoir qu’elles sont le produit de la logique même de la compétition capitaliste.
Il ne s’agit bien entendu pas d’un plan conscient que suivrait le capitalisme, mais de la convergence entre une série de pratiques et de politiques qui sont dues au fait que les inégalités de genre et de « race » sont, de fait, avantageuses du point de vue des capitalistes. En conclusion, le capitalisme utilise et instrumentalise l’oppression de genre, mais il pourrait très bien survivre sans celle-ci. Par contre, il ne pourrait pas exister sans l’exploitation de classe.

Il faut noter que l’article de Meiskins Wood s’insère dans une série de questions de base, toutes de nature politique et tournant autour du questionnement sur le type de biens extra-économiques que l’on peut – et qu’on ne peut pas – obtenir dans une société capitaliste. Le point de départ de cette réflexion est le constat d’un déplacement de l’attention des luttes sociales du terrain économique vers celui des biens extra-économiques (émancipation de genre, raciale, la paix, la santé environnementale, la citoyenneté,…). Et c’est ici que le bât blesse. Si je cite le cadre de l’article de Meiksins Wood, ce n’est pas pour chercher des poux au texte, mais plutôt parce que son article se fonde d’une part sur une séparation implicite nette (et tout à fait discutable) entre la structure logique du capital et ses dimensions historiques, et de l’autre, parce qu’il finit par confondre les niveaux, reproduisant ainsi une confusion classique qui est malheureusement commune à beaucoup de théoriciens marxistes qui souscriraient aux thèses de cet article.

Pour le dire plus clairement : à partir du moment où l’on accepte cette distinction entre la structure logique du capital et ses dimensions historiques, on peut accepter l’idée que l’extorsion de la plus-value se passe dans le cadre de la relation entre des individus formellement libres et égaux, sans supposer de différences de statuts juridiques et politiques, mais seulement à un niveau d’abstraction très élevé, c’est-à-dire au niveau de la structure logique. D’un point de vue historique concret, les choses changent radicalement. Prenons cette question point par point :
1. Partons d’un état de fait : une formation sociale capitaliste sans oppression de genre n’a encore jamais existé. Que le capitalisme, dans ce processus, se soit limité à utiliser les inégalités préexistantes, reste discutable : le colonialisme et l’impérialisme ont contribué de manière significative à introduire des hiérarchies de genre dans des sociétés au sein desquelles celles-ci n’existaient pas, ou du moins de manière plus nuancée.

Le processus d’accumulation capitaliste s’est accompagné d’une expropriation tout aussi significative des femmes des différentes formes de propriété auxquelles elles avaient accès et des professions qu’elles pouvaient encore exercer au cours du haut moyen-âge ; la succession entre des processus de féminisation et de déféminisation du travail contribue à reconfigurer continuellement les rapports familiaux, créant de nouvelles formes d’oppression basées sur le genre. La réification de l’identité sexuelle advenue à partir de la fin du 19e siècle a contribué au renforcement d’une matrice hétéro-normative qui a eu des conséquences oppressives pour les femmes, et pas uniquement pour elles.

On pourrait continuer à citer des exemples. Constater que les femmes n’ont obtenu des libertés formelles et des droits politique, jusqu’alors inimaginables, que sous le capitalisme parce que ce système aurait créé les conditions sociales permettant ce processus d’émancipation n’est pas seulement une donnée qui ne change pas les faits, mais c’est également une argumentation dont la validité est douteuse.
On pourrait en effet dire exactement la même chose pour la classe des travailleurs/euses dans son ensemble : que ce n’est qu’à l’intérieur du capitalisme que se sont créées les conditions pour une émancipation politique de masses des couches subalternes et pour que cette classe devienne un sujet politique capable d’arracher des conquêtes démocratiques significatives. Et donc ? Cela démontrerait-il que le capitalisme pourrait aisément se passer de l’exploitation de la classe des travailleurs/euses ? Je ne crois pas. Il vaut donc mieux laisser tomber la référence à ce que les femmes ont, ou n’ont pas, obtenu : si les femmes ont obtenu quelque chose, c’est parce qu’elles ont lutté pour cela et parce qu’avec le capitalisme sont apparues les conditions sociales favorables à la naissance des grands mouvements sociaux et politiques modernes. Mais cela est valable de la même manière pour la classe des travailleurs/euses.

2. Il faudrait distinguer ce qui est fonctionnel et propre du capitalisme et ce qui en est une conséquence nécessaire. Les deux concepts sont différents. Il est peut-être difficile de démontrer, à un haut niveau d’abstraction, que l’oppression de genre est nécessaire au fonctionnement du capitalisme. Il est vrai que la concurrence capitaliste crée continuellement des différences et des inégalités, mais ces inégalités, d’un point de vue abstrait, ne doivent pas nécessairement être des inégalités de genre. De ce point de vue, si on fait l’expérience mentale de penser à un capitalisme « pur », que l’on analyse uniquement sur base de ses mécanismes essentiels, alors peut-être que Meiksins Wood aurait raison. Cependant, cela ne prouve pas que le capitalisme n’aurait pas comme conséquence de son fonctionnement concret la reproduction constante des oppressions de genre, et souvent sous des formes diverses.

3. Revenons enfin sur la question de la distinction entre le niveau analytique et le niveau historique. Ce qui est possible d’un point de vue purement analytique et ce qui se passe d’un point de vue historique sont deux choses profondément distinctes. Le capitalisme existe toujours dans des formations sociales concrètes qui ont leur histoire spécifique. Comme je l’ai déjà dit, ces formations sociales ont toujours été caractérisées par une présence persistante et vivace de l’oppression de genre.
Supposons maintenant, à un niveau totalement théorique, que ces hiérarchies dans les divisions du travail seraient dictées par d’autres formes d’inégalité (grands et petits, vieux et jeunes, maigres et gros, ceux qui parlent une langue indo-européenne contre tous les autres,…). Supposons même que la grossesse et la naissance soient entièrement mécanisées et que toute la sphère des relations émotives puisse être marchandisée et gérée par des services privés,… bref, supposons tout cela. Est-ce une vision crédible d’un point de vue historique ? L’oppression de genre peut-elle être si facilement remplacée par d’autres types de hiérarchies qui agiraient sur les mêmes questions, qui apparaitraient comme aussi naturelles et qui seraient aussi ancrées dans la psyché et dans les processus de formation suggestive ? Il semble plus que légitime d’en douter.

Partir de l’analyse historique concrète

Pour conclure, et pour répondre à la question de savoir si la pleine émancipation et la libération des femmes peuvent être atteintes à l’intérieur du mode de production capitaliste, il faut chercher la réponse non pas dans le plus haut niveau d’abstraction d’analyse sur le capital mais, au contraire, dans le niveau de l’analyse historique concrète.

C’est bien là que se situe l’erreur, non seulement de Meiskins Wood, mais aussi de beaucoup de marxistes farouchement attachés à l’idée d’une hiérarchie entre exploitation (principale) et oppressions (secondaires). Si nous voulons nous poser la question de la nature politique de cette question et essayer d’y répondre, il faut alors le faire à travers une conception historique de ce qu’est et ce qu’a été le capitalisme. C’est là l’un des points de départ d’un féminisme marxiste dans lequel la notion de reproduction sociale doit occuper un rôle central.

IV. Repenser le capital pour repenser le genre

Précédemment, j’ai voulu éclaircir les limites de la « pensée fragmentée », celle qui photographie les différents types d’oppression et de domination sans en comprendre l’unité intrinsèque, en ramenant chacune de ces facettes à un système autonome. J’avais en outre critiqué la lecture du rapport entre capitalisme et oppression de genre qui repose sur ce que j’ai défini comme l’idée du « capitalisme indifférent ». Il est temps maintenant d’aborder cette fameuse « Théorie Unitaire », ainsi que le concept de « reproduction sociale ».

Reconceptualiser le capital

Les positions « dualistes » partent souvent de l’idée que la critique marxiste de l’économie politique analyse les lois purement économiques du capital à travers des catégories purement économiques. Elle serait donc inadéquate pour la compréhension de phénomènes complexes comme la multiplicité des relations de pouvoirs ou des pratiques discursives qui nous constituent en tant que sujets. C’est la raison pour laquelle on prend en considération des approches épistémologiques alternatives – capables donc de saisir des causes d’une nature autre qu’économique – comme étant plus adéquates pour comprendre la spécificité et le caractère irréductible de ces rapports sociaux.

Cette hypothèse est partagée par un large spectre de théoriciennes féministes. Parmi celles-ci, certaines ont suggéré que nous aurions besoin d’un « mariage » ou d’une combinaison éclectique entres différents types d’analyses critiques, certaines se consacrant aux « pures » lois économiques de l’accumulation capitaliste, les autres faisant référence aux autres formes de relations sociales. D’autres théoriciennes se sont par contre limitées à embrasser ce que l’on appelle le « tournant linguistique » de la théorie féministe, en séparant la critique de l’oppression de genre de celle de l’oppression capitaliste.

Dans les deux cas, l’hypothèse commune avance qu’il existe des « lois économiques pures » qui sont indépendantes des rapports spécifiques de domination et d’aliénation. Ce sont précisément ces hypothèses qu’il nous faut réellement remettre en question. Pour des raisons d’espace, je me limiterai ici à souligner deux aspects de la critique marxienne de l’économie politique.

1. Un rapport d’exploitation implique toujours un rapport de domination et d’aliénation

Ces trois aspects ne sont jamais réellement séparés dans la critique marxienne de l’économie politique. La travailleuse est avant tout un corps vivant et pensant, soumise à des formes spécifiques de discipline qui la remodèlent. Comme l’écrit Marx, le processus productif « produit » le travailleur dans les mêmes proportions avec lesquelles il reproduit le rapport capitaliste. Puisque chaque processus de production est toujours un processus concret, c’est-à-dire caractérisé par des aspects qui sont historiquement et géographiquement déterminés, il est possible de concevoir que chaque processus productif est lié à un processus disciplinaire, qui constitue partiellement le type de sujet que devient la travailleuse.

On peut dire la même chose pour la consommation des marchandises ; comme l’a mis en évidence Kevin Floyd dans son analyse sur la formation de l’identité sexuelle, la consommation de marchandises comporte un caractère disciplinaire et participe à la réification de l’identité sexuelle. Cette consommation fait donc partie du processus de formation de la subjectivité.

2. Pour Marx, production et reproduction forment une unité indivisible

En d’autres termes, alors qu’elles sont distinctes et séparées, avec des caractéristiques spécifiques, production et reproduction se combinent de manière nécessaire en tant que moments concrets d’un ensemble articulé. On entend ici par « reproduction » le processus de reproduction d’une société dans son ensemble, ou, pour le dire avec des termes althussériens, il s’agit de la reproduction des conditions de production : éducation, industrie culturelle, Église, police, armée, système de soins de santé, science, discours de genre, habitudes de consommation... tous ces aspects jouent un rôle crucial pour la reproduction de rapports de production spécifiques. Althusser observe dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État » que sans reproduction des conditions de production, une formation sociale ne tiendrait pas plus d’un an.

Il ne faut cependant pas considérer la relation entre production et reproduction de manière mécaniste ou déterministe. En effet, selon moi, si Marx considère la société capitaliste comme une totalité, il ne la considère cependant pas comme une totalité « expressive » : autrement dit, il n’existe pas de « reflet » direct et automatique entre les différents moments de cette totalité (art, culture, structure économique, etc.), ou entre un moment particulier et la totalité dans son ensemble.
En même temps, analyser le capitalisme en ne tenant pas compte de cette unité entre production et reproduction revient à tomber dans un matérialisme ou un économicisme vulgaire. Mais Marx ne commet pas cette erreur. Il suffit de lire non seulement ses écrits politiques, mais aussi « Le Capital » lui-même, par exemple dans ses parties traitant de la lutte relative à la journée de travail ou sur l’accumulation primitive. Dans ces passages, en effet, on voit clairement que la coercition, l’intervention active de l’Etat et la lutte de classes sont des composantes constitutives d’un rapport d’exploitation qui n’est pas déterminé par des lois purement économiques et mécaniques.

Ces observations permettent de souligner le fait que l’idée selon laquelle Marx conçoit uniquement le capitalisme en termes économiques est insoutenable. Ce qui ne veut pas non plus dire qu’il n’y ait pas, ou qu’il n’y ait pas eu des tendances réductionnistes ou matérialistes vulgaires au sein de la tradition marxiste. Cela signifie cependant que ces tendances reposent sur un malentendu fondamental à propos de la nature de la critique marxienne de l’économie politique et sur la fétichisation des lois économiques, conçues comme des choses statistiques ou comme des structures abstraites plutôt que comme des formes d’activités ou de relations humaines.

Une hypothèse alternative et opposée est celle selon laquelle la séparation entre les lois purement économiques du capitalisme et les autres systèmes de domination revient à concevoir l’unité entre production et reproduction en termes d’identité directe. Ce point de vue caractérise une partie de la pensée féministe marxiste, en particulier celle d’origine ouvriériste qui a insisté sur le fait de considérer le travail reproductif comme directement productif de plus-value et donc gouverné par les mêmes lois.

Pour des raisons d’espace, je me limiterai ici à observer de manière critique qu’un point de vue de ce genre revient, selon moi, à une forme de réductionnisme, qui obscurcit la différence entre les différents rapports sociaux et n’aide pas à comprendre les caractéristiques spécifiques des divers rapports de domination, constamment reproduits, mais aussi transformés, que l’on retrouve dans chaque formation sociale capitaliste.

Cela ne nous aide pas, en outre, à analyser la façon spécifique dont certains rapports de pouvoirs ont lieu en dehors du marché du travail, tout en restant indirectement orientés par ce même marché : au travers, par exemple, de différentes formes de consommation des marchandises, ou par les contraintes objectives que le travail salarié (ou son équivalent : le chômage) impose dans la vie individuelle et dans les relations interpersonnelles.

En conclusion, je suggère de penser à la critique marxienne du capitalisme comme à la critique d’un ensemble articulé et contradictoire de rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation.

Reproduction sociale et « Théorie Unitaire »

A la lumière de ce bref éclaircissement méthodologique, il faut passer maintenant à la question de ce que l’on entend par « reproduction sociale » dans ladite « Théorie Unitaire ». Au sein de la tradition marxiste, le terme de « reproduction sociale » est généralement utilisé pour indiquer, comme déjà dit, le processus de reproduction d’une société dans son ensemble. Au sein du féminisme marxiste, cependant, la « reproduction sociale » désigne une sphère plus restreinte : celle du maintien et de la reproduction de la vie, sur sa base quotidienne ou sur sa base intergénérationnelle. Dans ce contexte, la reproduction sociale désigne la façon dont est organisé au sein d’une société le travail physique, mental et émotionnel nécessaires à la reproduction de la population : de la préparation de la nourriture à l’éducation des enfants, des soins aux infirmes et aux personnes âgées à la question du logement et en passant par la sexualité...

Le concept de reproduction sociale a l’avantage d’élargir la vision par rapport au concept de « travail domestique » qui le précédait et sur lequel s’était focalisée une bonne partie du féminisme marxiste. En effet, la reproduction sociale inclut une série de pratiques sociales et de types de travail plus large que le seul travail domestique. Il permet en outre d’étendre l’analyse hors des murs du foyer, puisque le travail de reproduction sociale n’est pas toujours réalisé selon les mêmes formes : quelle que soit la partie de celui-ci qui est fournie par le marché, l’État-providence ou les relations familiales, il reste une question contingente qui dépend de dynamiques historiques spécifiques et dont la lutte des femmes est partie intégrante.
Avec le concept de reproduction sociale, il est par exemple possible de matérialiser de manière plus précise le caractère « mobile » et « poreux » des murs du foyer ; en d’autres termes, le rapport entre la vie à l’intérieur des murs domestiques d’un côté et les phénomènes de marchandisation, de sexualisation de la division du travail et les politiques de l’État-providence de l’autre. En outre, une question fondamentale est le fait que parler de reproduction sociale permet d’analyser de manière plus efficace des phénomènes comme le rapport entre la marchandisation du travail de soins et sa « racialisation » par des politiques migratoires répressives. Celles-ci visent ainsi à faire baisser le coût du travail des personnes immigrées et à les forcer à accepter des conditions de semi-esclavage.

Enfin, et c’est la donnée centrale, la façon avec laquelle opère la reproduction sociale dans une formation sociale donnée a un rapport intrinsèque avec la manière dont s’organisent la production et la reproduction des sociétés dans leur ensemble, y compris donc les rapports entre les classe. Dit autrement, il ne s’agit pas de concevoir ces rapports comme des intersections purement accidentelles et contingentes : parler de reproduction sociale permet, au contraire, d’identifier la logique qui organise ces intersections, et ce, sans exclure le rôle de la lutte ainsi que des phénomènes et des pratiques contingentes en général.

Il faut bien garder à l’esprit que la sphère de la reproduction sociale contribue de manière déterminante à la formation de la subjectivité, et donc des rapports de pouvoir. Si on tient compte des rapports qui existant dans chaque société capitaliste entre reproduction sociale, reproduction de la société et rapports de production, on peut constater que ces rapports de domination et de pouvoir ne sont pas à des niveaux ou dans des structures séparées ; ils ne s’entrelacent pas de manière externe et ne maintiennent pas un rapport seulement contingent avec les rapports de production.

Les divers rapports de domination et de pouvoir apparaissent ainsi comme les expressions concrètes d’une unité contradictoire et articulée, celle de la société capitaliste. Ce processus ne doit pas être compris d’une manière mécanique et automatique. La dimension qu’il ne faut en effet jamais oublier est, comme on l’a dit précédemment, celle de la praxis humaine : le capitalisme n’est pas une machine ou un automate ; c’est un rapport social et en tant que tel, il est soumis aux contingences, aux accidents, et aux conflits. Cependant, contingences et conflits n’excluent l’existence d’une logique, celle de l’accumulation capitaliste, qui impose des carcans objectifs, non seulement à notre praxis, à ce que nous faisons et à notre vécu, mais aussi au sens que nous sommes capables de produire et d’articuler, c’est à dire à la manière dont nous nous concevons, nos relations avec les autres, notre place dans le monde et notre rapport envers nos conditions d’existence.

C’est exactement ce que la « Théorie Unitaire » tente de saisir ; à savoir lire les rapports de pouvoir basés sur le genre ou sur l’orientation sexuelle comme des moments concrets de cet ensemble articulé, complexe et contradictoire qu’est la société capitaliste. Il s’agit pour elle de moments qui sont certainement dotés de caractéristiques propres et spécifiques, dont certaines doivent être analysées avec des instruments adéquats et spécifiques (de la psychanalyse à la critique littéraire), mais qui maintiennent toutefois un rapport interne avec cet ensemble, et donc avec le processus de reproduction de la société selon la logique de l’accumulation capitaliste.

L’hypothèse de la « Théorie Unitaire » est essentiellement que, pour le féminisme marxiste, l’oppression de genre et l’oppression raciale ne correspondent plus à deux systèmes autonomes qui auraient chacun leurs causes particulières ; ils sont devenus, par un long processus historique de dissolution des précédentes formes de vie sociale, une partie intégrante de la société capitaliste.

De ce point de vue, ce serait une erreur de les considérer tous deux comme des résidus des précédentes formations sociales, qui continuent à persister à l’intérieur de la société capitaliste pour des raisons qui vont de leur ancrage dans la psyché humaine à l’antagonisme entre « classes » sexuées, etc. Il ne s’agit pas ici de sous-estimer la dimension psychologique de l’oppression de genre et sexuelle, ni les contradictions entre oppresseurs et opprimés. Il s’agit cependant d’identifier les conditions sociales et le contexte du rapport de classes, qui permettent, reproduisent et influencent autant notre perception de nous-mêmes que notre rapport aux autres, nos comportements et nos pratiques.

Ce contexte est celui de la logique de l’accumulation capitaliste, qui impose des limites et des carcans fondamentaux à notre vécu et à la façon dont nous l’interprétons. Qu’une grande partie du courant féministe des dernières décennies ait pu faire abstraction de l’analyse de ces processus et du rôle crucial joué par le capitalisme dans l’oppression de genre et ses variantes, voilà qui en dit long sur la capacité du capital à coopter nos idées et à influencer notre façon de penser.

La traduction originale, à partir d’une série de quatre articles publiés en 2014 sur le site italien Communianet a été réalisée par Sylvia Nerina pour le site des camarades de Belgique Avanti4.be. La traduction a été reprise, sur la base du texte définitif publié sur Viewpoint, par Boris Lefebvre

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