Après le coup d’Etat d’avril 2002

A l’époque de Chávez, quand les travailleurs du pétrole font échec au lock-out patronal

Romain Lamel

A l’époque de Chávez, quand les travailleurs du pétrole font échec au lock-out patronal

Romain Lamel

Entre décembre 2002 et février 2003, Chávez fait face à une tentative de déstabilisation visant à le renverser. Le levier ? L’industrie pétrolière, pilier économique du Venezuela. Mais si la "grève patronale", visant à couper les robinets d’or noir, échoue, c’est avant tout grâce aux travailleurs et aux travailleuses du secteur qui vont, à leur tour, déstabiliser le programme du patronat et des impérialistes.

Le coup d’Etat d’avril 2002

En avril 2002, déjà, c’est la mobilisation des classes populaires qui déjoue la tentative de coup d’Etat contre Chávez, A l’époque, le patronat vénézuélien, certains secteurs de l’armée, des médias et de la bureaucratie syndicale liés aux partis qui gouvernaient avant 1998, renversent momentanément Hugo Chávez par un coup d’état militaire. Ils installent à sa place Pedro Carmona, le président de la principale organisation patronale, Fedecámaras. En moins de 48 heures, la troupe, les sous-officiers et, surtout, les classes populaires urbaines, réussissent à contrer cette tentative de coup d’état et Hugo Chávez revient au pouvoir. Seuls deux États dans le monde reconnaissent ce gouvernement putschiste éphémère : les États-Unis de George W. Bush et l’Espagne de José María Aznar, révélant ainsi la dépendance, déjà, de l’opposition à l’impérialisme. Mais Washington, ses complices et ses alliés ne désarment pas dans leur volonté de renverser ce gouvernement de gauche qu’ils trouvent très encombrant. L’étape suivante voit la mise en place d’un lock-out de l’économie productive, à partir de décembre 2002, appuyé par les cadres de l’entreprise pétrolière publique et le patronat vénézuélien afin de renverser Chávez en bloquant l’économie.

La mise en place du lock-out

L’entreprise pétrolière publique et première firme du pays, PDVSA, a été dirigée, depuis sa création, pour le bénéfice des partis se succédant au pouvoir ainsi que pour celui des hauts fonctionnaires qui étaient à sa tête et se trouve aussi en lien avec les grandes multinationales pétrolières européennes et états-uniennes qui opèrent dans le pays par son intermédiaire. Avant l’arrivée de Chávez au pouvoir, la politique dite d’Ouverture Pétrolière de son précédesseur, Rafael Caldera, préparait la privatisation à la grande satisfaction des dirigeants, potentiels bénéficiaires de l’opération. Chávez bloque pourtant cette possibilité en interdisant la privatisation dans la nouvelle Constitution de 1999 puis avec la publication d’un décret-loi, en novembre 2001, qui prévoie notamment d’augmenter de 16 à 30 % le montant des royalties dues à l’Etat par les multinationales étrangères opérant au Venezuela. De surcroît, il établit la propriété majoritaire de l’État dans toutes les entreprises mixtes chargées des opérations pétrolières. Cette nouvelle législation, qui va à l’encontre de la politique d’Ouverture Pétrolière, enraye la privatisation rampante de PDVSA au grand dam des majors, directement touchées au portefeuille, et ce quoique le chavisme n’ait pas pour projet de les exproprier. Une bataille décisive pour le contrôle de PDVSA commence alors et va durer plus d’un an. En effet, dans une économie rentière où le pétrole représente plus de 80 % des exportations, celui qui contrôle PDVSA contrôle le Venezuela.

Le 2 décembre 2002, Fedecámaras, la direction de la principale centrale syndicale liée aux partis qui gouvernaient avant Chávez, la CTV (Confédération des Travailleurs du Venezuela) et la coalition conservatrice (la Coordination démocratique) initient un blocage de l’économie dans l’objectif de renverser le pouvoir en place. Le slogan de l’opposition est alors « Navidad sin Chávez (Noël sans Chávez) ». L’objectif de cette coalition apparemment contre-nature mais qui cherche à garder ses prébendes et ses privilèges, est d’asphyxier le pays au niveau économique et d’organiser une mobilisation suffisante pour que Chávez démissionne ou organise des élections anticipées. Á PDVSA, donc, les cadres cessent le travail. Le politiste Luis Lander appellera cet événement « l’insurrection des gérants [1] », c’est-à-dire une grève des cadres et des classes supérieures combinée à un arrêt de la production commandée par une fraction du patronat, prêt à paralyser l’économie, avec l’appui de l’impérialisme.

Grève « par en haut » et résistances « par en bas »

Toute la structure administrative et commerciale de PDVSA ainsi qu’une partie des services administratifs sont paralysés. Parallèlement, partout où le patronat soutient cette grève pétrolière très particulière, il impose la fermeture des entreprises, sans soutien significatif des travailleurs, bloquant ainsi le commerce : la plupart des centres commerciaux ferment leurs portes pendant deux mois tandis que les supermarchés et les banques réduisent leurs horaires d’ouverture. Dans d’autres secteurs, comme la presse écrite ou l’audiovisuel, le secteur manufacturier (à quelques exceptions près), la construction, l’éducation privée ou encore la santé privée (à l’exception des urgences), c’est l’influence des bureaucrates syndicaux de la CTV qui constitue le facteur le plus déterminant pour parvenir à l’arrêt total des activités, avec la participation parfois forcée des salariés au lock-out de l’économie [2]. De sérieuses pénuries affectent la production alimentaire, la distribution d’essence et le transport public, de telle sorte que le petit commerce et l’économie informelle, relativement épargnés jusque là, commencent aussi à en pâtir.

Cependant, dans de nombreux secteurs de l’économie, les travailleurs résistent à la grève. Dans l’entreprise sidérurgique de SIDOR, qui appartient alors à un consortium étranger, et dans d’autres industries lourdes sous contrôle public de l’État du Bolívar, dans le sud-est du pays, la majorité des travailleurs rejette l’appel à la grève lancé par les bureaucrates de la CTV et la production est maintenue. Á PDVSA, les travailleurs pétroliers du bas de la hiérarchie, essentiels pour la poursuite des activités d’extraction, de production et de raffinage, poursuivent le travail et gardent le contrôle des usines, contribuant ainsi à casser la grève et à garantir la sécurité des installations pétrolières. Le témoignage d’un jeune ouvrier de 19 ans travaillant pour l’industrie pétrolière, recueilli par le New York Times, fait alors le tour du monde et reste très significatif de cette auto-organisation qui traverse le secteur pétrolier vénézuélien durant cette période : « Nous sommes plus fiers que jamais. Maintenant, nous avons montré à nos chefs que nous pouvons faire fonctionner cette usine sans eux [3] ». Dans de nombreuses entreprises, les travailleurs prennent le contrôle des installations et se chargent des opérations de base. Cette surveillance ouvrière pour empêcher les sabotages, les pénuries organisées ou la fuite des matériaux et des marchandises est alors mise au service d’un gouvernement déstabilisé.

Sabotage des cadres

L’exécutif, cependant, n’anticipe pas l’impact de la grève sur les systèmes informatiques de la compagnie pétrolière. Le sabotage du système informatique est en effet plus difficile à pallier. Chávez explique l’amplitude du sabotage dans les termes suivants : « Dans [les installations pétrolières de] l’Orient, [à l’Est du pays], les cadres grévistes ont non seulement abandonné leurs responsabilités mais avant de s’en aller, ils ont changé les points d’ajustement, c’est-à-dire qu’à un endroit où la limitation de température est de 600 degrés, ils l’ont faite passer à 800 degrés centigrades. Que se serait-il passé si nos techniciens patriotes et bien formés n’avaient pas vérifié ces systèmes de contrôle et ces points d’ajustement ? Et qu’ils aient mis en route le système ? Ce qui se serait passé est que lorsque la température aurait dépassé les 600 degrés pour arriver à 800, il se serait produit un désastre, une explosion [4]. »

Le sabotage n’a pas le résultat escompté. Il contribue certes à l’aggravation de la situation mais n’en demeure pas moins largement désamorcé tandis que la volonté de l’opposition de détruire l’industrie pétrolière, emblème du pays, achève pour sa part de radicaliser l’opinion et de faire basculer définitivement les classes populaires dans le camp du chavisme.

La mobilisation des syndicalistes de base les plus radicaux

De nombreux militants syndicaux et des équipes syndicales du rang s’opposent à cette paralysie de l’économie. Contrairement au coup d’État avorté d’avril 2002 qui avait mobilisé à la marge le mouvement syndical, ils jouent ici un rôle clé pour mettre en échec la tentative de déstabilisation en maintenant la production dans l’industrie pétrolière et d’autres secteurs stratégiques. Les militants syndicaux plus radicaux critiquent le président de PDVSA, Alí Rodríguez, nommé en avril 2002 dans un esprit de conciliation avec l’opposition. Entre avril et décembre 2002, Alí Rodríguez s’est abstenu de prendre des mesures contre les dirigeants de PDVSA ouvertement identifiés à l’opposition, qui planifiaient pourtant la paralysie prochaine de l’entreprise. Orlando Chirino, syndicaliste reconnu dans le secteur dans le secteur textile et personnalité saillante de l’extrême gauche vénézuélienne, participe à des dizaines d’assemblées de travailleurs et de manifestations pour appeler au maintien de l’industrie pétrolière dans la région de Puerto Cabello, dans l’Etat de Carabobo, et ainsi empêcher le renversement du gouvernement. Il participe ainsi à l’occupation de la Chambre d’industrie locale et à la surveillance des réservoirs pétroliers. « Un jour, mi-décembre, se souvient-il, à 5 heures du matin, il y avait 40 personnes mais à 10 h, il y avait 6 000 personnes. Je dirigeais ça personnellement. Après que nous avons réussi à ce que la droite ne puisse pas prendre les réservoirs de la Yagua, nous sommes allés à El Palito [quatrième raffinerie du pays], pour y organiser avec nos militants et la communauté, la défense de la raffinerie. [5] »

Dans toutes les villes, les classes populaires s’organisent pour sortir dans la rue, cerner les bureaux, les installations et autres biens de PDVSA, afin de rejeter la tentative de déstabilisation, pour mettre sous pression la direction et lever la paralysie. C’est une étape décisive pour conjurer les velléités insurrectionnelles.

La victoire des travailleurs pétroliers contre le patronat et l’impérialisme

Cette « insurrection des gérants » dure huit semaines. Le 23 janvier 2003, alors que la mobilisation de l’opposition s’essoufle, les chavistes appellent à une grande manifestation. Malgré les nombreux pronostics qui assuraient qu’aucun gouvernement vénézuélien n’aurait pu tenir face à une paralysie de l’industrie pétrolière, Chávez se maintient au pouvoir par le soutien actif des classes populaires mobilisées et des travailleurs du pétrole, restés, pour la plupart, à leur poste de travail.

La tentative de renversement de Chávez était bien planifiée et aurait pu se réaliser : arrêt du travail dans un grand nombre d’entreprises, pénuries alimentaires, pénuries d’essence, sabotage d’installations industrielles et donc possibilité d’explosions meurtrières, manifestations orchestrées par l’opposition pour réclamer la démission du chef de l’Etat, etc. Si ce blocage de l’économie échoue, ce n’est donc pas par manque de volonté de l’opposition. S’il échoue, c’est parce que face à cette mobilisation importante des secteurs possédants, la mobilisation des travailleurs a été plus importante encore. En faisant redémarrer les machines, en supportant les pénuries pour tenir en échec le blocage de l’économie, en désamorçant les sabotages et en réalisant des contre-manifestations supérieures aux manifestations elles-mêmes, les travailleurs du secteur pétrolier ont surmonté cette « insurrection des gérants ». La production pétrolière récupère peu à peu son niveau initial. La mobilisation s’enlise sans suspension officielle. Hugo Chávez licencie publiquement, le 26 décembre 2002, 90 dirigeants de haut rang de l’entreprise pétrolière dans son émission radiotélévisée Aló Presidente. Après 62 jours de grève consécutifs, 18 756 salariés de PDVSA sont remerciés en vertu de l’article 102 de la Loi Organique du Travail (LOT) pour abandon de poste. Le pourcentage de salariés licenciés n’est pas uniforme selon les niveaux de hiérarchie : il oscille autour des 80 % chez les cadres et 28 % chez les ouvriers de l’industrie.

Cette « grève patronale », soutenue par l’impérialisme, habitué de ce genre d’opérations de déstabilisation en Amérique latine, a coûté cher au Venezuela. Malgré les résistances des travailleurs pétroliers, la production quotidienne de pétrole a diminué de 2,9 millions de barils en novembre 2002 à 0,7 le mois suivant, 0,7 en janvier 2003 avant de remonter à 1,9 en février puis 2,7 en mars [6]. Selon les estimations du Bureau du Conseil Économique et Financier de l’Assemblée Nationale, alors indépendant, ces événements ont coûté 7,4 milliards de dollars au pays, soit 7,6 % du PIB national, tous secteurs confondus. L’économie vénézuélienne connaît deux trimestres consécutifs de contraction (-10,2 % durant le quatrième trimestre de 2002 et -21,8 % durant les trois premiers mois de 2003). Toutefois, cette mobilisation des possédants vénézuéliens et de leurs appuis à Washington est clairement un échec pour eux et une victoire pour les travailleurs pétroliers du bas de la hiérarchie et, plus largement, pour l’ensemble des classes populaires qui ne réussissent pas pour autant à s’émanciper de la tutelle chaviste, qui se trouve alors consolidée.

Après cette « insurrection des gérants », pris en étau entre les pressions du patronat et de l’impérialisme d’un côté, et la mobilisation déployée par les couches populaires et le monde du travail de l’autre, le gouvernement Chávez récupèrera le contrôle de l’entreprise pétrolière et procèdera aux redistributions de richesses les plus massives de l’histoire du pays, par le biais de « missions » qui améliorent grandement le quotidien des Vénézuéliens dans les secteurs de l’alimentation, de l’éducation, de la santé ou du logement. Hugo Chávez a explicitement souligné, à plusieurs reprises, qu’il s’agissait du « paiement » d’une dette contractée à l’égard de millions de personnes l’ayant sauvé au moment du coup d’État avorté d’avril 2002 et de ce blocage de l’économie entre décembre 2002 et février 2003. Il aurait été préférable, pour les travailleurs vénézuéliens, que l’auto-organisation perdure, ce qui aurait évité la gabegie qui a conduit le Venezuela au désastre actuel. Néanmoins, cela n’enlève rien aux efforts héroïques des ouvriers de PDVSA, durant ces semaines décisives de décembre 2002 à février 2003, qui ont fait la démonstration que ceux qui produisent les richesses et qui, potentiellement, peuvent contrôler un pays, sont les travailleurs et non les patrons.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Luis Lander, « La insurección de los gerentes : PDVSA y el gobierno de Chávez », Revista Venezolana de Economía y Ciencias Sociales, vol.10, n°2, 2004, pp.13-32.

[2Héctor Lucena, Lo laboral en tiempos de transición, Valencia, Universidad de Carabobo, 2007, pp.103-104.

[3The New York Times, 29 décembre 2002.

[4cité dans Richard Gott, Hugo Chávez y la revolución bolivariana, Madrid, Ed. Foca, 2006, p. 294.

[5Entretien avec Orlando Chirino, Caracas, le 17 juillet 2013.

[6Luis Lander, op.cit., pp.19-20.
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